Le problème de la promotion des médicaments par des acteurs du système de soins qui ont un conflit d'intérêt dans cette procédure est à l'origine de la dérive de l'usage du Médiator. Les gouvernements successifs qui ont eu à gérer les possibilités de promotion, par les visiteurs médicaux ou par la publicité faite dans les revues médicales, n'ont pas voulu accepter la notion simple suivante : une prescription médicamenteuse n'est pas un geste que l'on doit développer par des méthodes fondées sur la séduction et le conflit d'intérêt.
Le débat sur la publicité pour les médicaments n'est pas nouveau. Si l'interdiction de la publicité s'adressant directement aux usagers a été interdite sous peine de cessation immédiate du remboursement, cette solution n'a pas résolu le problème de la promotion effectuée par les visiteurs médicaux et par la publcité payée par les laboratoires et publiée dans les revues médicales. Ces deux procédures se sont associées à un rôle anormal des laboratoires dans la formation des médecins. Ils financent des réunions, des déplacements, des congrès avec un succès facilité par la défaillance des acteurs médicaux et administratifs dans l'organisation de la formation médicale continue.
Je ne formule pas ces critiques aujourd'hui. Elles étaient déja exprimées dans un de mes livres, la Santé, publié en 1992 par les éditions Flammarion. Les passages suivants sont extraits du chapitre sur les médicaments et ce chapitre 13 est accessible dans sa totalité sur le site au format pdf.
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5/ La promotion du médicament
Quand un produit aussi utile que le médicament est l'objet d'abus
d'usages aussi nets que ceux que nous avons envisagés, les médecins, les
laboratoires, les organismes de sécurité sociale et les responsables
politiques ont le devoir d'analyser les causes de cette situation et d'y
remédier.
La première condition est de disposer des connaissances indispensables
pour évaluer l'importance des dérapages et leurs conséquences. Là encore
les insuffisances de l'outil épidémiologique capable de fonder la prise
de décisions en santé publique sont évidentes. Nous connaissons des
évolutions en volume et en coût des différentes classes de médicaments,
mais les facteurs d'influence qui aboutissent à des usages inappropriés
ne sont pas étudiés quantitativement.
Quand la revue "Science et Vie" a publié des statistiques concernant la
prescription de tranquillisants dans les différentes régions, elle a été
condamnée, ces données étant la propriété de la société IMS qui les
réunit pour les vendre à l'industrie pharmaceutique. Il est normal de
protéger la propriété d'une société de service, mais est-il acceptable
que de tels renseignements ne soient pas accessibles aux chercheurs,
aux journalistes et au public ? Les ventes d'automobiles par marque et
par modèle sont publiées, personne ne voit dans la divulgation de ces
connaissances une atteinte au secret industriel. Au moment où notre
groupe établissait ses propositions d'action en santé publique pour le
ministre de la solidarité et de la santé, j'ai rencontré à deux reprises
la responsable pour la France d'IMS et je lui ai demandé de me
communiquer la liste des données réunies par sa société. Il ne
s'agissait pas d'avoir les valeurs mais la nature des études réalisées,
le découpage géographique des zones étudiées, la fréquence des études...
J'ai eu un accord verbal, mais je n'ai jamais reçu les renseignements
demandés. Il me paraît évident que l'achat par les pouvoirs publics ou
la sécurité sociale des données réunies par IMS pour les exploiter dans
un but de recherche est compatible avec les intérêts de cette société.
Les firmes pharmaceutiques qui utilisent ces résultats pour connaître
l'évolution du marché achètent des données récentes. Après 12 ou 18
mois, la valeur marchande de ces renseignements est faible et il est
possible de fixer un prix de cession raisonnable permettant de les
rendre publics. Ces possibilités existent également pour les données
concernant la distribution par les grossistes. Le système est très
centralisé et informatisé et il est facile de réunir et de suivre les
statistiques de vente. Là encore la volonté de ne pas divulguer ces
connaissances est évidente. L'industrie pharmaceutique sera crédible
dans sa volonté de défense de la santé publique quand elle aura assuré
la transparence de ses ventes par produit.
Les pouvoirs publics doivent régler ce problème Si un accord est
impossible avec IMS ils doivent mettre en place leur propre réseau
d'évaluation des modalités de prescription des médicaments, avec le
concours de la sécurité sociale. La meilleure solution serait une
collaboration entre prescripteurs, autorités sanitaires, sécurité
sociale et firmes pharmaceutiques. Cette tâche doit-être une priorité de
la nouvelle agence du médicament créée par le Gouvernement.
Si la connaissance des résultats est en partie occultée par ceux qui la
possèdent, les techniques de promotion des médicaments sont par contre
bien connues. Elles utilisent la publicité directe ou indirecte et les
visiteurs médicaux. L'ensemble de ces activités dépasse maintenant le
budget de la recherche de l'industrie pharmaceutique (12 à 15% de son
chiffre d'affaires), si l'on considère la totalité des coûts induits par
la promotion.
L'information des médecins s'est longtemps faite par les revues
médicales et par une publicité directe associant l'action des visiteurs
médicaux à des envois d'imprimés aux médecins. Le développement de
journaux polyvalents réunissant des articles techniques et des
informations professionnelles ou générales a transformé cette situation.
La publicité des laboratoires a pris une place dominante dans le
financement de ces périodiques qui sont distribués gratuitement aux
prescripteurs. Les pouvoirs publics ont tenté de limiter l'envahissement
publicitaire et ses excès en instituant le 24 août 1976 une autorisation
préalable à la diffusion du message et une limitation de son volume. Ces
mesures ont été inopérantes, la publicité indirecte "rédactionnelle"
occupant une grande partie des surfaces qui ne sont pas de la publicité
directe. Il est facile d'organiser un symposium sur une pathologie
donnée et de consacrer deux pages à un produit nouveau et merveilleux
qui bouleverse le traitement de cette maladie. La publicité
événementielle profite de la défaillance des pouvoirs publics dans le
développement de la formation continue pour occuper le terrain.
Les jeunes médecins apprécient de participer à des congrès financés par
l'industrie pharmaceutique, voyage et séjour payés. Ces pratiques
n'induisent pas automatiquement la prescription des produits qui
justifient ces investissements mais elles créent des liens d'amitié et
de dépendance qui ne sont pas favorables au développement d'habitudes
de prescription ayant pour seul objectif l'intérêt du malade et du
système de soins.
La visite médicale est devenue la forme la plus importante de la
promotion du médicament. Après une formation qui est d'abord une
formation aux techniques de vente, et aux caractéristiques d'un nombre
limité de produits (parfois d'un seul), un visiteur médical,
habituellement ni médecin ni pharmacien, va expliquer à un praticien
les caractéristiques merveilleuses et nouvelles des spécialités de son
laboratoire. Si l'on veut développer les volumes de médicaments
prescrits dans le pays qui en a la plus forte consommation au monde, il
faut continuer à utiliser de telles pratiques. Si l'on veut limiter la
prescription à ce qui est utile il faut assurer l'information des
médecins par des articles scientifiques, et donc critiques, publiés dans
une presse indépendante des pressions de l'industrie et par une
formation continue ayant la même indépendance.
Il est possible d'envisager une suppression à terme de la visite
médicale. Les revues médicales retrouveraient leur indépendance si leur
financement était assuré par les médecins et par une subvention de la
sécurité sociale. L'obligation de s'abonner à au moins deux périodiques
peut être une exigence acceptable dans le cadre de la formation médicale
continue. L'accord de l'industrie pharmaceutique peut être négocié en
proposant de supprimer le contrôle des prix dans les mêmes délais que
les visiteurs médicaux. La régulation des dépenses des organismes
sociaux peut être assurée par des méthodes plus intelligentes utilisant
des tarifs de remboursement par classes de produits et des contrôles de
la pertinence de la prescription, évaluée en fonction des
recommandations des conférences de consensus. L'orientation de la
politique du médicament s'éloigne de ces choix. En établissant une
enveloppe financière pour les dépenses pharmaceutiques, globalement et
par laboratoire, avec une distinction subtile entre les produits
anciens, les produits innovants et les nouveaux produits qui ne seraient
pas des innovations, le Gouvernement entre dans le technocratique
inadapté. C'est l'institution des quotas laitiers dans la pharmacie,
mais sans que le paysan fixe le nombre de vaches de sa ferme ! A ma
connaissance c'est le médecin qui prescrit, pas le laboratoire. Dans le
même temps, l'autorité de tutelle laisse se multiplier les ventes du
même produit sous plusieurs noms, introduisant la concurrence entre les
firmes et leurs visiteurs médicaux. Nous reviendrons dans le chapitre
sur le financement sur le problème de la régulation des dépenses : elle
ne peut être assurée que par une action sur ceux qui prescrivent,
c'est-à-dire les médecins.
6/ Conclusions
Le médicament est un outil extraordinaire, substitut ou médecin des
molécules, il bloque certaines, en excite d'autres, remplace celles qui
sont défaillantes, empoisonne des organismes étrangers au nôtre. Il
concrétise notre compréhension de la maladie au niveau le plus intime et
témoigne de la puissance d'une connaissance scientifique appuyée sur une
industrie. Ceux qui minimisent le rôle du médicament dans les progrès de
la qualité de la vie n'ont probablement pas de familiarité avec
l'exercice pratique de la médecine. Opposer une prévention efficace et
responsable de la majorité des gains en espérance de vie à une médecine
de soins coûteuse et marginale dans ses résultats témoigne d'un esprit
partisan. Prévention et traitement ne peuvent être dissociés aussi
facilement, les succès en matière de traitement de l'hypertension
artérielle ou de l'ulcère de l'estomac préviennent des complications
graves. L'industrie des vaccins fait partie de l'action médicale au
niveau moléculaire. Le diabétique correctement équilibré bénéficie d'une
longévité accrue et d'une vie de qualité.
Ces faits évidents ne dispensent pas du souci d'améliorer l'usage des
produits dont dispose le médecin. Nous sommes dans une économie de
marché et l'industrie veut développer sa production et ses ressources.
Cette attitude, normale dans de nombreux champs d'activité, ne peut être
la seule référence dans le domaine de la maladie. Le but n'est pas de
persuader le médecin de prescrire en utilisant toutes les ressources de
la communication, c'est de fournir les produits utiles à un praticien
qui dispose d'une connaissance évaluée lui permettant de rendre le
meilleur service possible à ses patients, le coût de ses soins étant
assuré majoritairement par la collectivité. Dans ce contexte,
l'équilibre entre les intérêts du producteur de moyens et celui qui les
prescrit ne peut être fixé par le seul mécanisme de l'offre et de la
demande, le prescripteur n'est pas le payeur. Il faut lui associer des
mécanismes régulateurs d'une autre nature.