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M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion en deuxième lecture de la proposition de loi (n° 308, 1999-2000), modifiée par l'Assemblée nationale, tendant à préciser la définition des délits non intentionnels. [Rapport n° 391 (1999-2000)].
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux.


Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, la proposition de loi sur les délits non intentionnels déposée par M. Pierre Fauchon, que le Sénat examine aujourd'hui en deuxième lecture, est un texte important, puisqu'il modifie les principes plus que séculaires de notre droit pénal concernant les infractions d'imprudence ou de négligence, afin d'atténuer la sévérité parfois excessive des dispositions actuelles.
Avant de commenter plus avant le contenu de cette proposition de loi, je résumerai en quelques points ma position, et celle du Gouvernement, sur ce texte.
Je l'ai dit à tous mes interlocuteurs, quels qu'ils soient : je suis consciente des difficultés soulevées par l'application des dispositions actuelles du code pénal concernant la responsabilité pour les délits non intentionnels, et je suis donc favorable au principe d'une telle réforme.
J'ai cependant, dès le début, fermement indiqué qu'un tel texte ne devait pas aboutir à un excès inverse, c'est-à-dire à une dépénalisation injustifiée de comportements dangereux, notamment dans quatre domaines où la répression ne saurait faiblir : le droit du travail, de l'environnement, de la santé publique et de la sécurité routière.
J'estime que, dans ses grandes lignes, le texte de la proposition de loi adopté par le Sénat en première lecture allait dans la bonne direction, mais qu'il soulevait certaines difficultés, dont j'avais largement fait état.
Je considère aussi que ce texte a été grandement amélioré lors de son examen par l'Assemblée nationale, qui a répondu à la plupart des interrogations que j'avais exprimées devant le Sénat.
Je crois, toutefois, que de nouvelles améliorations sont encore possibles et sont, de ce fait, souhaitables.
Parce que la question des délits non intentionnels n'est pas mineure, elle appelle un débat approfondi.
Depuis plusieurs semaines, je poursuis des consultations et je mène une concertation.
Magistrats, universitaires me font part de leurs réactions et de leurs propositions. Plusieurs associations de victimes d'accidents ou de fléaux sanitaires, mais aussi les confédérations syndicales, posent des questions sur les conséquences possibles du texte, précisément dans les domaines où le droit pénal ne joue pas seulement un rôle répressif mais où sa présence et son usage constituent un facteur essentiel pour la prévention des risques, et donc pour le progrès social.
J'ai donc estimé nécessaire de procéder à un nouvel approfondissement de ce texte.
C'est pourquoi le Gouvernement a décidé de retirer de l'ordre du jour du Sénat la proposition de loi qui y était inscrite pour le 30 mai.
Depuis cette date, j'ai personnellement reçu à deux reprises les représentants des associations pour avoir avec eux une concertation afin de parvenir, si possible, à une véritable adhésion du plus grand nombre autour de ce texte.
Votre assemblée n'a pas souhaité s'engager dans cette concertation et vous avez donc inscrit à votre ordre du jour d'initiative parlementaire, cet après-midi même, cette proposition de loi.
Je ne peux que regretter cette décision. Elle me semble inopportune, même s'il est vrai que le Sénat était en droit de la prendre ; c'est son ordre du jour, dans la séance mensuelle qui lui est réservée par priorité. Cette décision empêche que la concertation commencée, notamment avec les associations de victimes, puisse se poursuivre et s'achever dans des conditions satisfaisantes.
Je regrette également que votre commission ait décidé de proposer au Sénat d'adopter conforme ce texte, prenant le risque de mettre fin à une discussion qui mérite d'être poursuivie sans précipitation en raison d'enjeux pour notre droit, pour les justiciables et pour les victimes.
A la suite de ces réunions de travail, la dernière a eu lieu avant-hier, j'ai décidé de déposer trois amendements que je vous demanderai, avec une particulière conviction, d'adopter, non seulement parce qu'ils améliorent le texte, mais également parce qu'ils permettront la continuation de la procédure parlementaire, afin que le texte finalement adopté par le Parlement soit véritablement un texte de consensus, car le sujet mérite le consensus.
A cet égard, les débats devant l'Assemblée nationale ont montré une position plus qu'ambiguë des partis de l'opposition. En effet, après avoir souhaité renforcer le caractère « dépénalisant » de la réforme, ils ont opéré in extremis une surprenante volte-face et n'ont pas voté le texte en soutenant qu'il allait trop loin.
Une telle prise de position, qui révèle d'évidentes contradictions aurait mérité une clarification.
C'est pourquoi j'ai réuni les représentants des différents groupes politiques pour leur demander de clarifier leur position ; cela n'a pas été fait. Je le regrette profondément.
Mes amendements ont donc pour objet non seulement de lever les ambiguïtés juridiques du texte, mais également de lever les ambiguïtés politiques qu'il révèle chez certains.
Telle est, dans les grandes lignes, la position du Gouvernement, que je vais maintenant préciser point par point.
Tout d'abord, il s'agit d'une réforme nécessaire.
La question des infractions pénales non intentionnelles a toujours été très délicate.
Par principe, nous le savons, le droit pénal ne réprime que les comportements intentionnels, les infractions dont on peut dire qu'elles sont faites de « mauvaise foi ». Et ce n'est que par exception à ce principe qu'il peut parfois sanctionner des personnels qui n'avaient ni l'intention de violer la loi, ni l'intention de causer un dommage quelconque à autrui.
Dans un tel cas, le recours au droit civil, qui permet l'indemnisation du dommage, peut paraître suffisant.
Pourtant, lorsque sont en cause des valeurs primordiales, comme la vie ou l'intégrité physique des personnes, les comportements même de bonne foi qui portent atteinte à ces valeurs paraissent devoir, dans certaines circonstances, être sanctionnés pénalement.
Ces infractions pénales supposent, cependant, la commission d'une imprudence ou d'une négligence, c'est-à-dire d'une faute, qui, malgré son caractère non intentionnel, présente un caractère blâmable parce qu'elle porte sur une activité susceptible de causer un danger pour les personnes.
Si, dans leur principe, les dispositions de notre droit pénal semblent ainsi totalement justifiées, leur application pratique a pu paraître excessive, non seulement en cas de condamnation de « décideurs publics » pour des délits d'homicide ou de blessures involontaires dont le nombre est cependant limité - pour les élus, on a dénombré quatorze condamnations entre mai 1995 et avril 1999 - mais aussi pour tous ceux qui exercent des responsabilités dans le domaine de l'éducation ou de la vie associative.
Sur ce point, M. René Dosière, dans son rapport à l'Assemblée nationale, a indiqué que, entre 1985 et 1996, il y avait eu vingt-cinq accidents, dont seize mortels, dans les établissements publics ou privés et que ces accidents avaient entraîné des poursuites pour quarante-cinq personnes appartenant à l'éducation nationale, parmi lesquelles seize avaient été condamnées.
Nous avons déjà longuement parlé de cela devant votre assemblée, voilà plus d'un an, lors de l'examen, en avril 1999, de la question orale avec débat déposée par M. Haenel, puis lors de l'examen de la présente proposition de loi en première lecture.
Le droit actuel va trop loin dans la pénalisation des comportements d'imprudence en permettant la prise en compte, dans toutes les hypothèses, des fautes les plus légères, ce que l'on appelle les « poussières de faute », y compris lorsque ces poussières de faute sont la cause très indirecte d'un dommage, ce qui qui est le cas lorsque sont mis en cause des « décideurs » publics ou privés.
Il n'est pas normal, pour citer un exemple récent, qu'un maire ait pu être condamné pour homicide parce qu'un enfant s'était électrocuté avec un lampadaire mis en place une vingtaine d'années auparavant par ses prédécesseurs,...
M. Gérard Delfau. Eh oui !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. ... alors même qu'il n'avait jamais été alerté du problème de maintenance de ce lampadaire.
Il n'est pas non plus normal qu'une institutrice d'école maternelle puisse être condamnée pour blessures involontaires du seul fait qu'un enfant s'est cassé la jambe en tombant d'un toboggan d'une aire de jeu installée dans la cour de l'école par la municipalité, alors que cette institutrice n'avait jamais été alertée sur une éventuelle non-conformité de ce matériel aux dernières normes en vigueur.
Notre droit pénal doit donc être amélioré, et c'est pourquoi j'avais demandé, voilà un an, à un groupe de travail présidé par M. Massot, président de section au Conseil d'Etat, de me faire des propositions de réforme en ce sens.
Ces propositions, qui m'ont été remises à la fin de l'année dernière, ont conduit le Gouvernement à approuver le principe d'une réforme législative dès lors que cette réforme répondait à l'objectif suivant : « empêcher des condamnations inéquitables, sans permettre pour autant des relaxes ou des décisions de non-lieu qui seraient elles-mêmes inéquitables ».
Il ne faut évidemment pas dépénaliser des comportements fautifs ayant indirectement causé des dommages lorsque la nature ou la gravité de la faute justifie une sanction pénale.
D'une manière générale, il ne faut pas - je tiens à le répéter - que la réforme aboutisse, dans les domaines aussi essentiels du droit du travail, de la santé publique, de la sécurité routière ou de l'environnement, à un affaiblissement de la répression.
Une telle démarche aurait à coup sûr pour conséquence de déresponsabiliser les acteurs sociaux et porterait atteinte à l'objectif de prévention des dommages.
Pour atteindre cet objectif, je crois utile de distinguer le principe, qui est bon, de ses modalités, qui ont été et doivent encore être améliorées.
Sur le principe de la réforme, la solution qui a été préconisée par le rapport Massot, comme d'ailleurs par la proposition de loi de M. Fauchon, combine le critère du lien de causalité et celui de l'importance de la faute en exigeant que la faute soit plus importante lorsque le lien de causalité est plus distant.
Cette exigence paraît logique et équitable : le caractère fautif et blâmable d'un comportement est lié à la plus ou moins grande prévisibilité de ses conséquences dommageables. En cas de causalité indirecte, il faut donc qu'existe un risque d'une particulière intensité pour que le comportement originel soit moralement répréhensible.
Cette proposition de loi apporte ainsi une réponse qui articule la question du lien de causalité et celle de la faute.
Cette nouvelle approche de la responsabilité remet évidemment en question les principes jurisprudentiels de l'équivalence des conditions et d'identité des fautes civiles et pénales, qui ont été posés depuis fort longtemps mais qui n'apparaissent plus maintenant totalement adaptés.
Je souhaite cependant préciser que l'exigence d'une faute qualifiée en cas de causalité indirecte ne signifie nullement qu'il existerait une hiérarchie des causes. En effet, dans certains cas, les causes indirectes sont plus déterminantes dans la réalisation du dommage que les causes directes, et c'est un point important.
Quant aux modalités d'application du principe de la réforme, elles ont été grandement améliorées entre la proposition initiale et le texte voté par l'Assemblée nationale.
Ces améliorations apportées par l'Assemblée nationale concernent d'abord la notion de la causalité indirecte.
La définition du lien de causalité indirecte a été grandement améliorée par le texte de l'Assemblée nationale par rapport au texte initial, qui se bornait à parler de « cause indirecte ».
La formule retenue par l'Assemblée nationale - « les personnes physiques qui n'ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé la situation qui en est à l'origine ou n'ont pas pris les mesures permettant de l'éviter » - est en effet plus précise.
Par ailleurs, elle met en évidence, ce que ne fait pas le droit actuel, qu'un décideur, public ou privé, qui ne prend pas les précautions nécessaires peut être pénalement responsable.
Les améliorations apportées par l'Assemblée nationale concernent aussi la notion de faute qualifiée.
L'idée générale qui gouverne le texte est que la faute exigée en cas de lien de causalité indirecte suppose, de la part de la personne concernée, une connaissance minimale de l'existence du risque. Il ne sera plus possible de condamner une personne du seul fait « qu'elle ne savait pas » ou « qu'elle n'avait pas été informée ». En revanche, lorsque la preuve de cette information du risque aura été apportée, le comportement d'abstention ou de commission du décideur pourra être pénalement répréhensible.
Cette exigence d'information ou de connaissance minimale est déclinée de deux façons dans le texte adopté par l'Assemblée nationale, qui est ainsi moins restrictif que celui du Sénat, lequel n'avait envisagé qu'une seule hypothèse, celle de la faute délibérée.
Première hypothèse : cette faute délibérée réside dans la violation de façon manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement. Ce concept est connu du droit pénal depuis la réforme de 1992.
Toutefois, comme je l'avais indiqué devant vous, ce concept risquait d'être trop réducteur.
Certains comportements, même non délibérés, peuvent en effet être la cause indirecte d'un dommage et présenter un caractère particulièrement grave qui justifierait une condamnation pénale ; il peut en être ainsi, par exemple, si un chirurgien informe de façon erronée l'équipe médicale chargée de la réanimation de son patient de la nature de l'opération qu'il a effectuée, ce qui conduit les membres de cette équipe à commettre des fautes.
Prenant en compte ces critiques, l'Assemblée nationale a donc envisagé une seconde hypothèse : il peut s'agir également d'une faute qui s'apparente - mais s'apparente seulement - à la faute « inexcusable » connue du droit civil ou du droit du travail, et dont la définition est précisément donnée par le texte adopté par l'Assemblée nationale : « faute d'une exceptionnelle gravité exposant autrui à un danger que la personne ne pouvait ignorer ».
Cette seconde hypothèse permettra de condamner les auteurs de comportements inadmissibles, bien que non commis de façon délibérée.
Je peux, pour rendre mes propos moins théoriques, prendre plusieurs exemples de situations dans lesquelles le nouveau texte issu des travaux de l'Assemblée nationale permettra, à la différence de celui que vous aviez initialement adopté, de maintenir une répression en droit du travail ou de santé publique, alors que n'existera pas de faute « manifestement délibérée ».
Ainsi, une personne chargée de superviser des travaux dans des locaux dangereux - radiation, amiante, par exemple - oublie de prévenir des travailleurs remplaçants des précautions qu'ils doivent prendre - détecteurs de radioactivité, masque respiratoire qu'il faut changer à intervalle régulier, notamment - ce qui provoque la contamination de ces salariés.
De même, un chef de chantier omet de signaler à un grutier que certains contrepoids de sa grue ont été enlevés pour être mis sur une autre machine, car les travaux qui doivent normalement être effectués avec cette grue ne les nécessitent plus. Ignorant ces modifications, le grutier procède à des travaux que sa machine n'est plus en mesure d'effectuer, causant ainsi un accident mortel.
Dernier exemple, un transporteur de produits frais oublie d'indiquer au grossiste qu'un incident technique a, pendant quelques heures, arrêté la réfrigération de ses camions. En raison de cette omission, la chaîne du froid est rompue, les germes de la listériose se développent et empoisonnent ensuite plusieurs consommateurs.
D'une façon générale, dans les hypothèses où la faute consiste dans une omission de donner des informations pourtant essentielles, il n'y aurait le plus souvent pas de faute « manifestement délibérée », seule hypothèse envisagée au Sénat en première lecture, donc pas de condamnation, si l'on ne retenait pas la faute inexcusable.
En définitive - et c'est l'objectif du nouveau texte - une personne qui n'aura pas été personnellement avisée du non-respect d'une réglementation ou de l'existence d'une situation de danger, et dont on ne pourra donc pas établir soit qu'elle a délibérément violé une réglementation soit qu'elle ne pouvait ignorer l'existence d'un risque majeur, ne pourra plus se voir pénalement reprochée un délit d'homicide ou de blessures involontaires.
D'autres améliorations sont aussi intervenues au cours de la navette et elles ont été approuvées par la commission des lois du Sénat, ce dont je me félicite.
La première amélioration consiste à préciser dans le code de procédure pénale que l'absence de faute pénale n'interdira pas la réparation du dommage sur le fondement de la faute civile. Ce texte consacre la fin de l'unité entre la faute civile et pénale. C'est là une précision essentielle pour garantir les droits des victimes.
La deuxième amélioration consiste à ne pas conserver l'extension de la responsabilité pénale des personnes morales de droit public qui avait été adoptée, non sans interrogation, par la Haute Assemblée. Il est en effet préférable de ne pas surpénaliser l'action des collectivités territoriales.
La dernière amélioration consiste dans l'extension des dispositifs institués pour protéger les élus locaux en cas de poursuites, en leur accordant la protection de la collectivité ou de l'Etat, dans des conditions similaires à ce qui est prévu pour les fonctionnaires.
Mais ces améliorations, pour importantes quelles soient, ne dispensent cependant pas de poursuivre la concertation et la clarification sur le coeur du projet : l'article 121-3 du code pénal.
Afin de prendre en compte les légitimes interrogations exprimées par les différents interlocuteurs que je citais tout à l'heure, il paraît opportun de modifier la rédaction des nouvelles dispositions de l'article 121-3 du code pénal, en ce qui concerne tant la définition du lien de causalité que la définition de la faute qualifiée, et j'ai donc déposé deux amendement en ce sens.
Un troisième amendement, qui porte sur l'article 1er bis, a pour objet de répondre aux préoccupations sur la conséquence de l'abandon de l'unité entre les fautes pénales et civiles.
Cet amendement vise à préciser que la faute pénale d'imprudence est non seulement distincte de la faute civile mais aussi de la faute inexcusable de l'employeur prévue par l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale.
J'en reviens aux deux premiers amendements.
Le premier amendement, qui porte sur l'article 1er de la proposition de loi, a deux objets : il tend tout d'abord à mieux rédiger le début du nouveau quatrième alinéa de l'article 121-3 afin de montrer clairement que la responsabilité pénale des auteurs indirects des dommages n'est pas « subsidiaire » et qu'elle n'est en aucun cas une « responsabilité par défaut ».
Comme je l'ai déjà indiqué, il n'existe pas une hiérarchie des causes, la cause déterminante d'un dommage pouvant dans certains cas être la cause indirecte et non la cause directe de celui-ci.
Je vous propose donc de supprimer l'adverbe « toutefois » et de rédiger la phrase sous une forme affirmative, comme l'alinéa précédent, et non sous une forme négative.
Cet amendement vise ensuite à lever toute ambiguïté quant à l'hypothèse de l'auteur indirect qui a créé la situation à l'origine du dommage.
La lecture du texte actuel en discussion risque en effet de donner l'impression qu'il exige une faute unique et qu'il empêche de retenir plusieurs auteurs indirects ayant chacun contribué à créer cette situation, ou bien encore qu'il se limite aux seules personnes qui ont créé la situation originelle d'où est ensuite résulté le dommage, mais qu'il interdit de sanctionner ceux qui ont permis le maintien, voire l'amplification, de cette situation à risque.
Il paraît dès lors préférable de faire référence aux personnes qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage et non, comme c'est le cas dans le texte actuel, aux seules personnes qui ont créé la situation à l'origine du dommage. Tel est l'objet du premier amendement, qui est substantiel comme vous pouvez le constater.
Le second amendement vise à améliorer la définition de la faute exigée en cas de causalité indirecte, hors le cas où il s'agit d'une violation manifestement délibérée d'une règle de prudence, afin de lever toute ambiguïté.
Il ne faut pas en effet laisser penser que la responsabilité pénale en cas de causalité indirecte ne pourra être engagée que dans des hypothèses tellement exceptionnelles qu'il en résulterait dans de nombreux cas des impunités choquantes.
Il convient ainsi de définir plus clairement le contenu de cette faute, qui est une faute caractérisée parce qu'il s'agit d'une faute exposant autrui à un risque d'une particulière gravité et que l'on ne pouvait ignorer.
Cette définition ne modifie pas l'un des éléments, essentiel, du texte adopté par l'Assemblée en première lecture qui prévoit que la responsabilité pénale de l'auteur de la faute suppose nécessairement qu'il ne pouvait ignorer l'existence du danger.
Mais elle présente en premier lieu l'avantage de ne plus retenir l'expression « faute d'une exceptionnelle gravité », qui est utilisée par la jurisprudence pour définir le concept de faute inexcusable.
Certes, cette expression doit être comprise, d'un point de vue juridique, comme signifiant « faute d'une particulière gravité ». Mais elle donne à tort l'impression que cette faute caractérisée ne pourra en pratique être retenue que de façon exceptionnelle et que, par principe, les auteurs indirects d'un dommage seraient pénalement irresponsables. Cela, il faut l'éviter.
En second lieu, la définition que je propose met clairement en évidence que la particulière gravité de la faute d'imprudence ou de négligence, et donc son caractère pénalement répréhensible, résultera par nature de la particulière gravité du risque dont l'existence était connue de la personne.
S'il est en effet évident que ce ne sont ni la nature ni la gravité du dommage qui peuvent rétroactivement qualifier la gravité de la faute, c'est en pratique la gravité du risque - existant et connu avant que l'imprudence ou la négligence ne soit commise - qui permet d'apprécier la gravité de la faute à l'origine du dommage.
Voilà donc les trois amendements que le Gouvernement a déposés, et que je vous demande d'adopter.
Je vous le dis de façon solennelle : je ne crois pas qu'il soit souhaitable que le Sénat adopte aujourd'hui de façon définitive cette proposition de loi, en refusant les amendements du Gouvernement issus de la concertation et qui marquent un juste équilibre entre une meilleure définition de la responsabilité pénale et la juste protection des victimes.
Les associations de victimes, notamment, ont pu faire part de leurs légitimes préoccupations, et leurs observations, ainsi reprises, permettent d'aboutir à un texte meilleur et correspondant à l'équilibre voulu par le Gouvernement, c'est-à-dire, je le rappelle, à un texte qui tend à empêcher des condamnations inéquitables sans permettre pour autant des relaxes ou des décisions de non-lieu qui seraient elles-mêmes inéquitables.
Je remercie les associations d'avoir contribué à ces améliorations.
Ces amendements rendent le texte plus lisible et plus consensuel, en conciliant les différents intérêts en présence, ceux des personnes qui estiment être parfois poursuivies ou condamnées à tort et qui ont droit à notre considération, et ceux des victimes qui ont droit également à cette considération et à une juste réparation.
Je l'ai déjà indiqué, il ne faut toucher à la loi que d'une main tremblante. Il n'y a aucune urgence à ce que ce texte soit adopté aujourd'hui.
Certains s'inquiètent, au cas où la présente proposition de loi ne serait pas définitivement adoptée aujourd'hui, de son devenir.
Je voudrais vous dire ici de façon non moins solennelle que, si le Sénat adopte les amendements du Gouvernement, renvoyant ainsi le texte à une autre lecture, je prends l'engagement, au nom du Gouvernement tout entier, que la navette sera poursuivie au plus vite afin de faire en sorte que ce texte soit définitivement voté avant la fin de l'année.
M. Jacques Larché, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Mais dans quel état !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Il n'y a donc pas lieu de se précipiter. Au contraire, nous avons tout avantage, parce que ce sont des sujets complexes sur lesquels un accord large est nécessaire, à prendre quelques semaines de plus - il ne s'agit que de quelques semaines de plus - pour mettre au point un texte plus adapté à notre objectif.
Je vous demande donc de poursuivre la réflexion, et non d'y mettre fin aujourd'hui de façon prématurée, car ce texte, pour être admis et compris de tous, doit recueillir l'adhésion la plus large.
Le consensus, sur une question aussi importante pour notre vie quotidienne et notre équilibre social, est essentiel, j'en suis profondément persuadée. Vous disposez aujourd'hui, mesdames, messieurs les sénateurs, de tous les moyens pour décider d'y parvenir.
J'espère que vous ferez le bon choix. Je le dis avec beaucoup de gravité, parce que nous touchons là à des sujets très graves, que nous avons beaucoup progressé au cours de la première lecture, et que nous pouvons le faire encore si ces amendements sont adoptés de façon satisfaisante.
Je vous demande donc, de cette tribune, d'adopter les amendements du Gouvernement. (Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)