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Rapport sur la gestion politique et administrative du problème de santé publique posé par l’amiante en France.

Claude Got

24 décembre 1997 (lettre de mission) - 30 avril 1998 (rapport d'étape) - 29 juillet 1998 (rapport définitif)

Ce texte est composé de trois parties :

exemple : (connaître > la réglementation > France > santé des populations >arrêté du 23 décembre 1997) donne accès au texte intégral de cet arrêté en entrant dans la partie " connaître " du site, puis en poursuivant la recherche par la réglementation, et enfin la réglementation française dont la page de présentation distingue et détaille les différents types de textes réglementaires nationaux. Elle permet de retrouver l’arrêté qui fixe la liste des organismes habilités à mesurer la concentration en poussières d’amiante.

1. La situation

Un ensemble de fibres minérales naturelles regroupées sous le terme général d’amiante est utilisé industriellement depuis environ un siècle pour ses qualités exceptionnelles dans quatre domaines :

Ces fibres peuvent toutes provoquer des fibroses pulmonaires et des cancers du poumon et de la plèvre, mais ce pouvoir varie avec le type de fibre, ses dimensions et les conditions de son usage. Ce pouvoir pathogène a provoqué l’interdiction de l’usage de l’amiante dans la majorité des pays de l’Union Européenne (9/15) avec des exceptions qui varient d’un pays à l’autre. En France l’interdiction a été décidée en 1996 et appliquée à partir du 1er janvier 1997. Un ensemble de textes réglementaires a organisé la reconnaissance de l’amiante en place. Parallèlement d’autres textes ont précisé les conditions de protection des travailleurs. Il convient de faire le point sur la cohérence de ce dispositif, rechercher ses éventuelles insuffisances, et préciser la qualité de sa mise en oeuvre.

2. Peut-on tracer une limite utile entre les connaissances assurées, les hypothèses et les incertitudes ?

Les décisions en santé publique ne sont jamais déterminées par la seule connaissance scientifique pour deux raisons, les connaissances sont rarement complètes et les décisions ne sont pas fondées exclusivement sur la rationalité et le seul critère de la conservation de la santé. Avant de recommander des décisions il faut préciser les faits que l’on accepte, ceux auxquels on attache de l’importance et ceux pour lesquels on reconnaît une part d’incertitude.

Les bases utilisées pour la rédaction de ce rapport sont les suivantes :

bulletLa différence documentée scientifiquement entre le pouvoir carcinogène élevé au niveau de la plèvre des fibres d’amiante amphiboles (amosite, crocidolite, anthophyllite etc.) et celui plus faible des fibres d’amiante chrysotile n’a pas de conséquence notable dans le domaine de la prévention. En effet, pour l'amiante déjà en place, les personnes confrontées à une possibilité d’empoussièrement dangereux ne connaissent pas le type de fibres auxquelles elles sont exposées. Pour les personnes confrontées à un risque lié au seul chrysotile, il faut prendre en considération le fait qu'un risque de mésothéliome plus faible ne correspond pas à un risque nul, et que les différences entre le pouvoir carcinogène du chrysotile et des amphiboles au niveau des poumons ne sont pas reconnues par l'ensemble de la communauté scientifique.

Le point important dans l'appréciation des connaissances scientifiques qui doivent fonder les décisions de santé publique est d'éviter de polariser le débat sur les points encore en discussion, au lieu de privilégier les certitudes qui nous permettent d'effectuer des choix. Contrairement à ce qui a parfois été dit, il n'y a pas d'ambiguïté à éclaircir dans les positions exprimées par les scientifiques français (expertise collective de l'INSERM) et celle des canadiens (analyse du rapport de l'INSERM par l'Académie Royale). Il y a une différence d'appréciation sur la nécessité de prendre en compte les risques des faibles doses, mais nous sommes d'accord pour reconnaître qu'ils ne sont pas actuellement prouvés. Il ne faut pas confondre la discussion sur l'acceptation d'un risque hypothétique et celle sur la connaissance scientifique de ce risque. En outre ce débat n'a pas un intérêt majeur en santé publique car l'ensemble de la communauté scientifique admet que le risque actuellement le plus important est celui couru par les personnels travaillant sur des matériaux contenant de l'amiante et non le risque environnemental des faibles concentrations. On sait faire des matériaux non friables sans risque, on n'est jamais sûr que l'ouvrier qui coupera un tuyau en fibro-ciment utilisera une scie spéciale à vitesse lente à la place de la tronçonneuse à disque qu'il a à sa disposition. Toute l'expérience de la sécurité au travail prouve la difficulté de faire respecter des méthodes de prévention mettant en œuvre des matériels spéciaux ou des procédures contraignantes.

3. Quelles sont nos références en matière de gestion des risques pour la santé ?

Nous prétendons à la rationalité dans ce domaine, mais la réalité nous confronte à la diversité conflictuelle des déterminants du risque. Les facteurs économiques, les querelles de pouvoir (facteurs d’organisation inadaptée), l’insouciance, voire la passivité face au risque, l’absence de volonté de savoir, se combinent aux incertitudes de nos connaissances pour produire ce que l’on pourrait considérer comme une forme d’incohérence alors qu’il n’en est rien. Il s’agit d’un équilibre instable mais déterminé par des facteurs relevant de logiques différentes faisant partie de nos comportements individuels et collectifs et de la hiérarchisation de nos préoccupations. L’identification de ces facteurs, la reconnaissance objective de leur poids, la rationalité dans leur prise en compte ne sont pas des caractéristiques constantes du système.

La prévention d’un risque qui s’exprime indépendamment d’une action humaine est plus facilement acceptée, et donc décidée, que celle du risque dans lequel l’individu intervient. Il est de ce fait difficile de tracer actuellement des limites au principe de précaution fondée sur la cohérence, car les rôles respectifs de l’Etat et de l’individu ne sont pas aussi facilement dissociables que nous l’imaginons.

Le succès dans la prévention du risque lié à l’amiante va dépendre en partie des références d’un ensemble de décideurs qui auront à le gérer et il est inutile d’insister sur cet aspect du problème, même si l’on peut considérer qu’il sera déterminant. Il ne dépend pas d’un rapport. Nous n’avons pas un traitement rationnel du risque fondé sur des bases éthiques unifiées. Notre comportement est celui d’une société aux multiples facettes relevant de logiques différentes voire contradictoires. Cette situation n’est pas inacceptable, elle est même inévitable et donc " normale ", y compris au sein d’un gouvernement. Il faut cependant avoir un minimum de lucidité et accepter d’identifier honnêtement ces déterminants, sans occulter les plus opposés au maintien d’un état de santé, ne serait-ce que pour en réduire l’importance si l’on appartient au groupe qui privilégie l’objectif de santé publique.

Le concept de sécurité sanitaire s’est développé depuis le début des années 90, mais les principes qui le fondent n’ont pas connu le même progrès. Des ambiguïtés profondes persistent, elles nuisent à la compréhension du problème par la population et à son adhésion à une politique équilibrée de gestion du risque. La lettre qui définit ma mission faisant référence au principe de précaution, (A propos de ce site > lettre de mission) il est nécessaire de préciser cette notion. Plusieurs textes traitant de ce " principe " ont été placés sur le site Amiante du ministère (connaître > Ethique et Pratique). Dans un société où le recours judiciaire se développe pour obtenir une sanction de dysfonctionnements des pouvoirs publics, il est tentant d’utiliser les références juridiques pour préciser ces notions. Il faut le faire avec un minimum de recul et de bon sens, sans perdre de vue le contexte de ces décisions. Les juges adaptent des concepts très strictement définis à des situations humaines, et leur capacité d’interprétation associée à leur volonté de résoudre des problèmes douloureux engendre parfois des décisions qui anticipent les évolutions de la loi, conduisant un système rigoureux vers des pratiques irrationnelles. Faute d’une législation adaptée aux risques thérapeutiques, la jurisprudence a défini une forme du principe de précaution qui peut se résumer à l’obligation d’agir face à un risque hypothétique comme s’il était prouvé. Cette solution permet d’indemniser un malade qui a été victime d’un accident thérapeutique en l’absence de faute. Il est très difficile d’en fixer les limites car dans le domaine concerné la décision humaine est probabiliste, rarement fondée sur un principe de tout ou rien. Le risque zéro n’existe pas, le principe de précaution ne peut se concevoir dans une pratique " opérationnelle ", pour un chirurgien comme pour un décideur politique, que comme un rappel à la prudence face à un rapport dommages/avantages incertain. La prévention ne peut se fonder que sur la connaissance objective. La décision doit inclure l’imprécision de la connaissance, elle ne peut se limiter au refus de toute incertitude. Cette attitude de responsabilité est à l’opposé d’une fausse rigueur qui proscrirait systématiquement toutes les pratiques à risque au nom d’hypothèses incertaines. Cette logique imposerait par ailleurs de commencer par supprimer prioritairement les risques liés à des pratiques dont les facteurs de risque sont connus sans incertitude et nous nous révélons incapables de le faire. La difficulté est maximale quand il convient de comparer des avantages et des dommages qui appartiennent à des domaines différents : liberté individuelle et sécurité sanitaire (interdiction des armes à feu en dehors des armes de chasse), coût économique et prévention d’une maladie (mise en place du dépistage ou du traitement préventif d’une maladie), risque et plaisir (équipement obligatoire des véhicules avec des enregistreurs de vitesse). La conception la plus cohérente du principe de précaution est de ne pas avoir recours à des pratiques potentiellement dangereuses quand les avantages que l’on peut en espérer ne sont pas en rapport avec les dommages qu’elles peuvent produire, même si ces dommages ne sont pas documentés avec certitude, mais reposent cependant sur des hypothèses scientifiquement crédibles. Les arguments pourront être d’autant plus discutables que le risque encouru est important, mais ils doivent exister et l'on ne peut étendre l'application du principe jusqu'à la prise en compte de toutes les hypothèses envisageables. Nous devons conserver une rationalité dans la mise en œuvre de cette forme de prudence qui n'est nouvelle que dans sa formulation, c’est dans une telle acception que j’utilise le principe de précaution.

L'Etat doit être capable de surveiller le niveau de risque par des systèmes de veille sanitaire tenant compte de l'évolution des connaissances scientifiques. Il doit évaluer la relation entre le niveau de risque, les possibilités d'intervention efficace, et le coût de son action. Il doit enfin conduire ces procédures dans la visibilité la plus complète, tous les partenaires ayant un droit d'accès à la totalité de l'information disponible. Pour respecter ces principes, il ne suffit pas de faire des textes réglementaires ou législatifs, il faut les rendre opérationnels en adaptant les moyens nécessaires, en organisant leur usage par une bonne définition des niveaux de responsabilité et de prise de décisions.

 

4. Quels sont les dysfonctionnements les plus importants du dispositif ?

Après avoir entendu environ deux cents personnes, lu les différents rapports produits sur le sujet, analysé la réglementation et le fonctionnement du dispositif, j’identifie quatre problèmes majeurs :

5. Un risque sanitaire doit être géré par des procédures interactives fondées sur l’évaluation de la qualité des décisions et le contrôle de leur application. La seule création de nouveaux règlements est insuffisante.

Nous atteignons les limites des systèmes de gestion centralisés fonctionnant sur le mode linéaire. Si l’Etat multiplie les lois et les règlements sans développer les méthodes d’évaluation qui lui permettraient de corriger ses erreurs et de s’adapter à la réalité, il est condamné à l’inefficacité et à l’aventure de la gestion au fil de l’eau. Le besoin de rétroaction est une condition de survie pour tous les systèmes vivants et ce n’est pas vouloir placer de la biologie partout que d’affirmer que la complexité ne s’accommode pas des systèmes qui veulent tout régler en amont sans développer les moyens de savoir ce qui se passe en aval. Un problème de sécurité sanitaire impose que le système décisionnel hiérarchisé soit complété par un retour d’information vers les décideurs. Dans la gestion du problème de l’amiante les responsabilités sont mal identifiées, le retour d’information a des défauts organisationnels et manque dramatiquement de moyens.

Exemple : une commission interministérielle pour la prévention et la protection contre les risques liés à l’amiante a été créée par l’arrêté du 12 juillet 1996. Elle se réunit environ deux fois par an. Il s’agit d’une réunion très formelle passant en revue les textes réglementaires parus depuis la précédente réunion et analysant les textes en cours d’élaboration. Les ministères représentés font le bilan de la situation de leur parc immobilier. Cette description me paraissant insuffisamment précise, j’ai demandé à chaque ministère, par l’intermédiaire de la Direction Générale de la Santé qui a en charge l’organisation du contrôle de l’amiante dans les immeubles, un texte écrit faisant un bilan précis de la présence d’amiante dans leur parc immobilier. Le but était de connaître le nombre d’immeubles concernés, la proportion de ceux qui avaient été examinés, celle des immeubles contenant de l’amiante, la forme de cet amiante, éventuellement son état et le résultat des mesures d’empoussièrement qui avaient pu être réalisées. L'analyse des résultats disponibles (évaluer > santé et autres administrations) met en évidence des insuffisances de gestion qui sont liées à la fois à des insuffisances de moyens et à des lacunes méthodologiques. Ces fichiers complexes doivent être actualisés en permanence pour permettre une gestion suivie. Il ne suffit pas de procéder à une enquête ponctuelle et d'en faire une synthèse, il convient d'assurer une mise à jour permanente de la situation et de développer des véritables plans d'actions coordonnés et suivis, ce qui est l'inverse des solutions ponctuelles adoptées en fonction des pressions locales ou des possibilités de financement.

Dans une période où la procédure judiciaire est de plus en plus souvent utilisée pour apprécier la qualité de la politique gouvernementale en matière de santé publique, il est impossible de demander à des fonctionnaires (directeurs, sous directeurs, personnels des services) d’assumer des responsabilités sans disposer de moyens de contrôle adaptés. Dans la gestion d’un problème de sécurité sanitaire, le pouvoir, et donc la responsabilité, sont indissociables de la connaissance. Il est surprenant d’avoir à rappeler des notions aussi élémentaires, mais notre système de santé publique a des défauts structurels qu’il est urgent de corriger. Toutes les mesures techniques que je peux proposer seront dépourvues de portée si un système associant la capacité de savoir et la capacité d’organiser n’est pas mis en place. Si les inspecteurs du travail n’ont pas le nombre d’ingénieurs spécialisés nécessaire à leur côté pour surveiller les chantiers d’enlèvement de l’amiante, ils ne peuvent contrôler totalement l’application de la réglementation. Si les directions départementales de la santé n’ont pas accès à un bilan exhaustif des recherches d’amiante dans les habitations et de l’état de cet amiante, elles ne peuvent exercer leur pouvoir de contrôle.

Comment peut-on rendre le système opérationnel ?

Les conditions à satisfaire sont les suivantes :

Ces conditions n'impliquent nullement la centralisation de l'action de contrôle. Le pouvoir central organise la collecte des données et les conditions de leur consultation. Les acteurs locaux (administrations, particuliers) ont accès aux données pour des actions de contrôle ou de prévention.

Quelle structure peut coordonner l’action des services décentralisés qui ont en charge les actions d’évaluation et de contrôle ?

Cette structure doit être unique, qu’elle prenne la dénomination parfois proposée d’observatoire de l’amiante ou tout autre nom est secondaire, l’important est la nature de ses missions et de ses pouvoirs. Le terme d’observatoire me semble réducteur, il ne s’agit pas seulement d’observer, il faut également gérer, c’est-à-dire décider en étant en possession d’un pouvoir de décision ou d’injonction. Pour ces raisons je suis tenté d’inclure cette structure dans des administrations existantes et de ne pas limiter son rôle au bilan de la situation et de l’application des textes. Elle doit être à la jonction entre l’observation et la décision.

La difficulté est de déterminer le meilleur " emplacement " pour un tel organisme. Serait-il raisonnable de vouloir échapper aux conflits interministériels en plaçant cette cellule auprès des services du Premier ministre ? Cela avait été fait au moment de la création du comité interministériel de la sécurité routière et l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques propose cette solution. Le problème de la sécurité routière était plus interministériel que celui de l'amiante et s’engager sur une telle voie rendrait difficile le développement de dispositifs identiques chaque fois que se posera un nouveau problème de sécurité sanitaire. Le Premier ministre ne peut être le gendarme garantissant l’application des décisions de santé publique, il doit conserver son rôle d’arbitre en cas de conflit. Au cours des deux dernières années, les personnes qui avaient réellement en charge les problèmes de l’amiante au niveau des services ont ressenti la nécessité de se réunir périodiquement, en invitant des partenaires des organismes qui ont la connaissance technique du problème (INRS, CSTB etc.). Par cette pratique elles ont montré la nécessité d’une structure plus informelle et plus directement au contact des réalités que la commission interministérielle se réunissant deux fois par an pour faire un bilan rassurant et très conventionnel. Les deux ministères les plus concernés par le problème de l’amiante sont le ministère de la santé et celui du travail, ensuite ce sont le ministère ayant en charge le logement et celui de l’environnement. Les autres ministères peuvent avoir un rôle important mais qui est plus celui du partenaire que l’on consulte que du décideur qui organise et évalue. Du fait de cette situation impliquant nécessairement plusieurs ministères clés, et si l’on renonce à une structure administrativement interministérielle, nous devons tenter d’innover et réussir à faire fonctionner une structure gérant spécifiquement le problème des fibres dans le cadre conjoint de la direction générale de la santé (DGS) et de la direction des relations du travail (DRT). Cette unité dans la dualité est facilitée par la composition gouvernementale actuelle qui regroupe dans le même ministère le travail et la santé, les services étant dans le même bâtiment de l’avenue de Ségur. Ce choix me semble le seul capable d’assurer une bonne gestion du problème principal qui est le passage de la connaissance de la présence d’amiante dans les bâtiments vers la prévention du risque encouru par les personnes qui interviennent sur ces bâtiments.

Le niveau minimal d’une telle cellule de gestion, au dessous duquel elle ne pourrait être fonctionnelle serait le suivant :

Cette structure serait l’outil de travail des deux directions (DGS et DRT) et il ne faut pas créer d’obstacle à sa création en exagérant l’importance de la situation administrative de celui qui la dirigera. Il ne s’agira pas d’un électron libre et il faudra bien l’inclure dans un cadre hiérarchique, mais la notion de coordination et de coopération des deux directions est ici plus importante que le fait de préciser qui sera le supérieur hiérarchique du gestionnaire de cette cellule. Il y aura des problèmes à régler qui seront spécifiquement " santé publique " et ils seront réglés avec la DGS, d’autres seront purement santé au travail et relèveront de l’autre direction. Quand un problème relèvera de la double appartenance, la coordination pourra être assurée en recherchant les solutions satisfaisantes pour les deux problématiques qui ne fonctionneront plus en parallèle mais en association étroite. Il s’agit d’un travail nouveau qui ne peut être assuré par les structures actuelles. Si les responsables gouvernementaux doivent continuer de traiter ce problème sans structures adaptées, ils se condamnent à l’attente des conséquences de nos insuffisances de gestion et à des dépenses sans commune mesure avec le coût de fonctionnement de structures capables de gérer la sécurité de l’amiante, au niveau de l’administration centrale et des services déconcentrés.

Il convient également de ne pas considérer cette structure d’organisation et de coordination comme l’outil capable à lui seul de gérer le risque amiante au niveau du terrain, il n’en aura pas le pouvoir. C’est au niveau des services décentralisés du ministère de la solidarité et de l’emploi, mais également de ceux de l’équipement, que l’action de contrôle se situera. Savoir organiser les bases de données qui fonderont les tâches de gestion est un pré-requis, mais l’efficacité sur le terrain sera atteinte quand les services situés au niveau de chaque département seront capables de vérifier la présence de plans de gestion de l’amiante dans les immeubles, ou l’exécution de travaux quand l’état de l’amiante les rend nécessaires. Il est difficile de donner une estimation précise des besoins en personnel correspondant à ces tâches de gestion du risque sur le terrain. Nous disposons de l’expérience des Deux-Sèvres qui ont développé un dispositif de gestion du risque amiante dans ce département (un site internet décrit cette expérience, il est relié au site du ministère par un lien situé dans la page Autres sites). Pour un département d’importance moyenne, les besoins sont proches d’une personne à plein temps. L’ordre de grandeur pour une gestion du problème au niveau de l’ensemble des départements sera proche d’une centaine de personnes.

6. Le ministre qui est responsable doit disposer d’une information complète.

Quelle que soit la qualité d’une législation et de la réglementation qui l’accompagne, elle ne peut atteindre une efficacité sur le terrain sans évaluation. Cette nécessité est acceptée progressivement dans de nombreux domaines de la sécurité sanitaire. Le médicament, les produits d’origine humaine ont bénéficié du développement de méthodes permettant un suivi et l’identification des problèmes posés par leur usage, condition de leur correction. La présence d’amiante dans une habitation ou un navire, son état, le niveau d’empoussièrement, sont des notions dont il faut disposer pour conduire une politique de prévention des maladies induites par ce minéral.

On n’imagine pas un code de la route sans surveillance de son application par la gendarmerie et la police, un code des impôts sans contrôle fiscal. Il semble à l’opposé que l’on accepte une réglementation concernant l’amiante sans vérification de son application. Le propriétaire d’un immeuble (à l’exception des maisons individuelles) doit respecter la réglementation, faire pratiquer une recherche d’amiante selon un calendrier annexé au décret de 1996 et éventuellement engager des travaux si l’amiante est sous une forme dégradée ou si l’empoussièrement dépasse 25 fibres par litre. Aucune disposition répressive réellement dissuasive n’est incluse dans une législation spécifique. L’Etat ou des occupants peuvent éventuellement avoir recours aux tribunaux en utilisant des textes généraux tels que la mise en danger d’autrui mais, à ma connaissance, l’Etat ne l’a jamais fait et les actions engagées par des particuliers n’ont pas encore provoqué de décisions judiciaires.

Pour permettre d’atteindre la première étape dans une procédure de contrôle, il faut que le ministre soit informé des résultats de la recherche d’amiante.

La démarche technique instituée par le décret du 7 février 1996 se déroule en plusieurs étapes :

Une autre insuffisance est manifeste dans les textes de 1996 et son existence conforte l’interprétation précédente d’une absence d’intention de contrôler l’action des propriétaires en aval du diagnostic. Si l’auteur de ce diagnostic estime que l’état de l’amiante est si dégradé qu’il est inutile de faire des mesures d’empoussièrement, le ministre de la santé n’est pas averti de cette situation, ces examinateurs n’étant pas tenus de rédiger un rapport annuel comme les organismes qui effectuent des mesures. Nous sommes donc dans cette situation paradoxale d’une déclaration d’une partie des constatations faites dans le cadre de l’étude des immeubles, les situations potentiellement les plus dangereuses n’étant pas obligatoirement signalées.

Il convient d’organiser la déclaration obligatoire de l’ensemble des constats de la présence d’amiante dans les immeubles concernés par le décret du 7 février 1996. Dans ce but il faut identifier les personnes qui ont réalisé ces recherches d’amiante. La procédure doit être simple pour être efficace, elle doit cependant concerner toutes les personnes qui ont eu ce rôle, même si elles ont interrompu cette activité. Les rapports remis au ministre chargé de la santé doivent prendre la forme d’un fichier informatisé normalisé, comme cela se fait maintenant pour les organismes habilités à procéder à des mesures. Il est indispensable qu’ils soient trimestriels et non annuels pour permettre de suivre le développement de l’application du décret de 1996. Les adresses des immeubles doivent être indiquées sur ce fichier. Ces exigences imposent une modification limitée mais précise du décret n°96-97 du 7 février 1996. Une fiche de proposition reprend l’argumentaire de cette modification et en précise les modalités. Ces dispositions doivent concerner aussi bien les bâtiments publics que privés. L'Etat ne peut se dispenser des obligations qu’il institue pour le secteur privé. Les déclarations envisagées ci-dessus doivent permettre de réaliser un annuaire des bâtiments contenant de l’amiante, consultable sans restriction, permettant aux services décentralisés de l’Etat d’effectuer les vérifications nécessaires dans leur domaine de compétence. Si un immeuble contient de l’amiante sous une forme imposant des travaux dans des délais déterminés, il est indispensable de pouvoir vérifier qu’ils ont été effectués. La boucle serait alors fermée, les textes ont fixé des obligations, les organismes qui effectuent les différents types d’examens transmettent leurs résultats aux responsables de la santé publique, ces derniers ont les moyens de vérifier que les travaux éventuellement imposés par la réglementation ont bien été effectués. Tout autre comportement correspondrait à une responsabilité sans moyens de l’exercer, inacceptable pour les intéressés, et pour la population qui ne disposerait pas de garanties du respect des textes réglementaires.

En aval de cette fonction "d'annuaire" la mise à disposition des usagers (occupants, intervenants sur un immeuble contenant de l'amiante) de documents précis (plan de gestion de l'amiante) permettra d'assurer la complémentarité entre l'organisation d'une visibilité normalisée au niveau national et le développement du contrôle et de la prévention au niveau local.

7. La sécurité au travail pose un problème difficile lié à la persistance d’un risque dans un groupe de travailleurs beaucoup plus important que celui qui était concerné par la mise en œuvre professionnelle de l’amiante.

Le délai très long entre le début de l’exposition au risque et l’apparition de cancers provoqués par l’amiante a contribué à retarder la prise de conscience de la modification de la nature du risque amiante, initialement limité à un groupe réduit de travailleurs exposés à un risque élevé, diffusant au cours des quarante dernières années vers un groupe beaucoup plus important exposé à un risque plus faible. Cette situation pose deux questions différentes :

La situation

Le développement de l’usage de l’amiante dans la construction est facilement documenté par les tonnages d’amiante importés et par la liste des produits contenant de l’amiante mis sur le marché. La presse professionnelle, les documents de promotion de l’amiante émanant des producteurs ou de leur syndicat sont d’autres sources montrant l’importance de la diffusion de l’usage de la fibre amiante sous toutes ses formes minéralogiques. Les produits étant destinés à rester en place pendant la durée de vie du bâtiment, l’expression du risque pour les intervenants sur les bâtiments qui les contiennent est dépendante de la quantité cumulée d’amiante incorporée à ces constructions et de la forme de cet amiante. La courbe représentant l’évolution du niveau de risque auquel sont exposés les personnes intervenant sur des bâtiments contenant de l’amiante s’est accrue avec la quantité cumulée d’amiante mise en œuvre pendant plusieurs décennies. Elle n’a atteint son maximum qu’à la fin de l’année 1996, au moment où l’usage de l’amiante a été interdit. De 1978 (interdiction des flocages) à 1996 cette courbe a continué de s’élever, même si sa pente a été plus faible du fait de l’interdiction des usages les plus dangereux de l’amiante. En effet la seconde variable à prendre en considération est la forme sous laquelle l’amiante a été mis en œuvre, les produits de faible densité (flocage, calorifugeage) sont plus dangereux que les produits de densité élevée (fibro-ciments, panneaux, plâtres ou mastics chargés en amiante). Il faut cependant apporter une correction à cette affirmation. Le risque des intervenants sur un produit contenant de l’amiante est très dépendant du type d’intervention et des méthodes qu’ils utilisent. Couper une plaque de fibro-ciment à sec avec un disque tournant à vitesse élevée, ou percer un enduit à base de plâtre renforcé avec de l’amiante comme le Progypsol* , sont des actes qui peuvent provoquer un empoussièrement plus important que celui auquel est exposé un ouvrier travaillant à côté d’un flocage, mais sans intervention directe sur le produit contenant de l’amiante. La première pratique comporte un risque de type " interventionnel ", la seconde un risque de type " environnemental ". Dans le premier cas l’empoussièrement peut passer par un pic de courte durée mais très élevé, dans le second il s’agira d’un niveau qui sera plus constant mais habituellement nettement plus faible.

Ces notions schématiques sont précisées par des outils d’évaluation du risque de différentes natures :

Quelles mesures pouvons-nous adopter pour améliorer la connaissance du risque et réduire l’exposition au risque des travailleurs agissant sur des immeubles contenant de l’amiante ?

Il n’y a pas une mesure dont l’efficacité soit suffisante dans un tel contexte mais un ensemble de dispositions qui doivent se compléter si nous savons les appliquer avec rigueur. Une telle situation est mieux illustrée par un exemple concret et j’en choisirai un qui a une valeur symbolique, celui de l’établissement d’enseignement de Jussieu. Le détail de cette analyse est contenu dans une fiche de proposition consacrée cet établissement, je ne développe ici que quelques points particuliers de cette situation qui ont une signification générale.

Exemple : Jussieu réunit plus de 200.000 mètres carrés de surfaces dont les éléments métalliques de soutien sont protégés de l’incendie par un flocage à l’amiante. Il est difficile de préciser les niveaux d’exposition du personnel qui a assuré la maintenance des bâtiments depuis leur édification. Ils étaient probablement plus élevés dans les années qui ont suivi la construction des bâtiments que maintenant, avant la mise en œuvre des premières mesures de protection, et surtout pendant la période contemporaine de l’achèvement du chantier, alors que certains bâtiments étaient déjà occupés. Des cas de mésothéliomes ont été observés ainsi que des signes d’exposition à l’amiante (plaques pleurales). Une étude épidémiologique a été entreprise pour mieux connaître la situation de santé des personnels exposés. Elle n’a concerné qu’une partie des occupants car, à Jussieu comme ailleurs, l’Etat applique mal les règles qu’il édicte concernant l’examen des personnels par les médecins du travail. Néanmoins ces études ont été de qualité et ont permis de documenter la réalité du risque pour le personnel de maintenance. Les personnels enseignants et les étudiants ont probablement subi des niveaux d’exposition plus faibles, de trop courte durée, ou avec un recul insuffisant pour permettre des observations significatives. Dans un tel contexte qui a une valeur symbolique, Jussieu a joué un rôle déterminant dans la prise de conscience du risque lié à l’amiante en France. Le rôle de chercheurs comme Henri Pézerat n’a pas été simplement de dénoncer un risque hypothétique mais d’analyser l’ensemble des anomalies de fonctionnement du système, en particulier dans le domaine de la pathologie professionnelle. Malgré ces caractéristiques du site qui auraient dû produire le dispositif le plus performant possible dans le contrôle du risque des personnels, nous sommes loin d’un optimum de prévention. En dépit de la création d’une structure interétablissement destinée à coordonner les actions, il y a toujours plusieurs services de maintenance séparés à Jussieu (qui réunit trois établissements d’enseignement). L’étude épidémiologique des personnels a été interrompue en 1997 et les conditions de sa relance viennent d’être définies. Un cahier des charges de l’étude a été établi et un appel d’offre doit être lancé au cours des prochains mois. Une difficulté supplémentaire est constituée par l’importance du nombre d’intervenants extérieurs, dont le renouvellement exige une vérification permanente du niveau de formation à l’intervention sur des bâtiments contenant de l’amiante. Indépendamment de la gestion du devenir de Jussieu, de la nature des travaux à effectuer, de leur programmation et de leur surveillance, la première urgence sur ce type d’établissement est d’améliorer et de maintenir un niveau élevé la sécurité de ceux qui assurent la maintenance ou y effectuent des travaux.

Les mesures nouvelles qui doivent réduire le risque des intervenants sur un bâtiment contenant de l’amiante.

Il s’agit d’un ensemble de mesures portant sur :

bulletL’amélioration de l’identification de l’amiante dans les bâtiments chaque fois que des travaux de démolition ou de réhabilitation exposant des ouvriers à un risque sont envisagés. Certaines dispositions réglementaires assurent partiellement cette protection mais elles devraient être plus explicites. La responsabilité générale de l’employeur qui doit assurer la sécurité au travail de ses employés n’est pas suffisante. Elle doit être complétée par des dispositions qui organisent la recherche dans certaines circonstances. La démolition impose à l’évidence une recherche complète qui ne peut se limiter aux dispositions prévues dans le décret du 7 février 1996. C’est également vrai pour les travaux de réhabilitation qui exposent à la découverte d’amiante, provoquant des difficultés majeures en cours de chantier. Les conséquences en terme de coût des travaux et de délais pour achever le chantier sont telles que le risque est d’inciter l’entreprise et le propriétaire à s’entendre pour ne pas entrer dans les réglementations contraignantes de l’enlèvement de l’amiante. Pour éviter cette situation, il convient que l’étude soit préalable et obligatoire. Il reste à définir la nature des travaux qui doivent provoquer ce diagnostic exhaustif. C’est un problème technique qui exige une concertation entre les services des ministères de la santé, du travail, de l’équipement, les organismes ayant une responsabilité dans l’organisation de la sécurité au travail ou une connaissance des techniques du bâtiment (INRS, CSTB), des représentants des professions du bâtiment.
bulletLa signalisation de la présence d’amiante. Elle doit se manifester sous deux formes, d’une part la présence physique d’une signalisation adaptée dans les zones contenant de l’amiante, d’autre part l’existence de documents communiqués obligatoirement aux entreprises et aux intervenants, tant lors de l’établissement de devis de travaux qu’au moment de leur réalisation. Ces documents ne peuvent se limiter au rapport des techniciens qui ont effectué la reconnaissance de l’amiante dans les bâtiments. Il doit s’agir d’un plan de gestion du bâtiment comportant non seulement des plans détaillés des zones à risque mais un rappel de toutes les précautions à prendre pour chaque type d’intervention, incluant des actions de maintenance périodiques, par exemple des interventions de nettoiement quand elles peuvent comporter un risque. Ce plan de gestion doit répondre à une liste de conditions fixées par une réglementation spécifique, des exemples types étant publiés pour préciser les champs couverts et les méthodes à suivre.

Faut-il étendre dès maintenant la reconnaissance de l’amiante dans les bâtiments aux maisons particulières et à l’ensemble des formes d’amiante présentes ?

Il est évident que si les personnels intervenant sur des bâtiments amiantés sont exposés à des risques d’empoussièrement épisodiques mais parfois intenses, la logique d’une prévention efficace serait de reconnaître l’amiante partout où le rencontre. Les limites à une telle attitude sont les suivantes :

  • Le gouvernement a déjà modifié l’étendue de la reconnaissance de l’amiante dans les immeubles. D’abord limité aux flocages et aux calorifugeages, le diagnostic a ensuite été étendu aux faux-plafonds, contraignant les propriétaires qui avaient déjà fait réaliser l’expertise à une nouvelle dépense. Si le gouvernement continue de pratiquer une démarche progressive étendant par étape l’analyse aux sols, puis aux cloisons, il apparaîtra comme un gestionnaire hésitant et manquant de considération pour ceux qui assurent financièrement ces diagnostics.
  • Nous connaissons assez mal le risque réel de se trouver en présence d’amiante encouru par un intervenant sur un bâtiment, en fonction du type de construction sur laquelle il intervient et de la nature de son intervention.

Avant de modifier une troisième fois le décret de 1996, nous devons fonder les obligations qui seront créées par l’étude complète d’un certain nombre de bâtiments dans un objectif d’évaluation du risque pour un ouvrier de se trouver confronté à la présence d’amiante. Cette connaissance serait le complément d’une base telle qu’EVALUTIL (qui indique pour une activité donnée, le niveau d’empoussièrement auquel le travailleur peut être exposé). Personne ne peut actuellement préciser avec quelle fréquence on risque de percer une cloison contenant de l’amiante (dans les joints, dans un panneau isolant) lors d’une intervention dans un immeuble collectif construit par exemple entre 1960 et 1970. Le risque de rencontrer des dalles de vinyle renforcées par de l’amiante, ou collées avec un produit adhésif contenant de l’amiante, ou reposant sur un carton amianté destiné à améliorer l’isolation varie avec l’année de construction et le type d’immeuble. Il faut documenter rapidement ces faits et modifier éventuellement ensuite le texte de 1996.

8. Le fonctionnement du dispositif de prévention et d’indemnisation des maladies professionnelles provoquées par l’amiante a été défaillant.

Deux problèmes différents sont associés dans l’injustice sociale dont sont victimes les personnes ayant développé une maladie consécutive à l’exposition à l’amiante. Le premier est la difficulté de faire reconnaître l’origine professionnelle de leur maladie. La seconde l’insuffisance des mesures de prévention dont elles auraient pu bénéficier.

Réduire les obstacles à la reconnaissance de l’origine professionnelle d’une maladie provoquée par l’amiante.

Le rapport de M. Alain Deniel a fait récemment le point sur les insuffisances du dispositif de reconnaissance des maladies professionnelles dans le cadre d’une évaluation des sommes indûment imputées au régime général de l’assurance maladie des travailleurs salariés alors que ces dépenses auraient dû être assurées par le régime des accidents du travail et des maladies professionnelles dont le mode de financement est différent. Ce rapport est disponible intégralement sur le site internet du ministère (évaluer > rapports > rapport Deniel), comme l’analyse qui en a été faite par le CNPF (évaluer > rapport > CNPF). Le rapport Deniel évalue à environ un milliard de francs le montant des dépenses indues.

Le système d’indemnisation des maladies professionnelles repose sur le principe simple de présomption d’origine. Si les conditions d’exposition correspondent à celles indiquées dans des tableaux mis périodiquement à jour, une maladie survenant chez un salarié sera reconnue comme étant d’origine professionnelle. Quand une maladie est identifiée rapidement après l’exposition au risque, le système peut fonctionner correctement, la situation devient difficile si elle est différée, elle se complique encore quand la maladie en cause est multifactorielle, par exemple un cancer broncho-pulmonaire qui est plus souvent provoqué par le tabac que par l’amiante. Le résultat est un déficit de reconnaissance manifeste. Environ 700 mésothéliomes apparaissent chaque année en France, personne ne discute le fait que 90 à 95% de ces cancers sont provoqués par l’amiante et cependant moins de 100 mésothéliomes seront reconnus comme d’origine professionnelle. Cette absence d’équité est ressentie avec d’autant plus d’amertume par les victimes que la prévention possible n’a pas été mise en œuvre de façon satisfaisante à une période où l’on connaissait à la fois le risque et les méthodes de prévention. La période critique s’étend du début des années soixante à 1977, cette dernière date correspondant à la publication du premier décret fixant des seuils quantitatifs d’empoussièrement. Le développement de la consommation industrielle de l’amiante a été très important pendant cette période, l’exposition au risque s’est donc accrue, alors que les méthodes de prévention n’ont pas accompagné à un niveau suffisant cette augmentation du risque. Assurer la ventilation de locaux, placer des aspirations sur les postes de travail, réduire à la source la production de poussières sont des méthodes anciennement connues de prévention des risques liés aux poussières susceptibles de provoquer des pathologies. La loi qui crée une obligation générale de protection de l’employé par l’employeur est exactement centenaire, la nécessité de prévenir ne commence pas avec le décret de 1977.

Le problème posé par la nécessité de prouver l’exposition à l'amiante.

L’accroissement du risque lié aux produits à base d’amiante n’a pas été provoqué par l’augmentation de consommation d’un nombre limité de produits, il est également dû à l’accroissement irresponsable du nombre de produits mis sur le marché. Une véritable fièvre d’innovations est attestée par les documents de promotion de l’amiante dont nous disposons (connaître > histoire > documents). Cette multiplication des produits, couplée à des délais de 20 à 40 ans pour la grande majorité des pathologies tumorales induite par l’amiante contribue aux difficultés parfois insurmontables auxquelles sera confronté le salarié qui tente de faire valoir ses droits. Les entreprises qui ont employé des personnes exposées n’étaient pas uniquement celles qui manufacturaient l’amiante et dans lesquelles le risque était bien identifié, même s’il n’était pas correctement prévenu. Il s’agissait souvent de petites entreprises du bâtiment (charpente, couverture, électricité, maçonnerie etc.) et l’on sait que ces entreprises artisanales ont une durée de vie souvent réduite à la période où un salarié décide de se mettre à son compte et fait vivre son entreprise jusqu'à sa retraite. Les interruptions d’activité pour des raisons économiques sont également très fréquentes. Dans ce contexte l’enquête qui doit établir que le demandeur était réellement exposé à l’amiante se traduit fréquemment par un échec. Il y a deux façons de lire et d’appliquer les phrases contenues dans le tableau 30, soit on admet facilement qu’un type de métier à obligatoirement exposé le travailleur à de l’amiante et une pathologie identifiée dans le tableau voit son origine professionnelle reconnue, soit on veut rechercher la preuve de l’exposition à l’amiante et l’on rend le dispositif beaucoup plus restrictif.

Le second facteur d’échec dans la recherche de l’exposition est lié au fait que le demandeur lui-même est incapable de dire s’il manipulait des matériaux à base d’amiante et dans quel entreprise il a pu être exposé. Tous les porteurs de mésothéliome n’ont pas été impliqués dans des activités de flocage ou de calorifugeage. Quand un employé d’une entreprise spécialisée dans la réalisation de stands, dans des expositions ou des foires, découpe pendant plusieurs années des panneaux à base d’amiante, il peut avoir ignoré cette particularité et en l’absence d’une aide très technique exigeant des compétences particulières il sera dans l’incapacité de signaler cette période d’exposition au risque amiante. Un ouvrier de maintenance d’une industrie chimique quelconque a été obligatoirement exposé à des joints contenant de l’amiante, car leur diffusion a été considérable, étendue à l’industrie alimentaire. Bien entendu tous ces joints n’émettaient pas de grandes quantité de poussières d’amiante, le contexte de leur utilisation était déterminant. La nécessité de faire du sur mesure, d’intervenir sur ces joints avec des méthodes dépourvues de toute protection était un facteur de risque quantitativement élevé et ce type d’activité pouvait avoir été exercé pendant une période courte mais avec des pics d’empoussièrement intense. Nous connaissons des exemples de mésothéliomes avec des durées d’exposition inférieures à une année chez des personnes découpant des panneaux amiantés. Le premier obstacle à la reconnaissance de la maladie professionnelle est lié à la difficulté d’apporter la preuve de l’exposition. Il faut lever cet obstacle en utilisant une méthode simplifiée de reconnaissance de l’exposition utilisant seulement la notion de métier exposé et non une enquête tentant d’identifier spécifiquement un contact avec à l’amiante, au moins dans le cas de maladies pratiquement unifactorielles.

La difficulté majeure ne concerne pas le mésothéliome, tumeur attribuable à l’amiante avec un risque d’erreur très faible, en particulier si la personne atteinte a exercé un métier exposé, mais les cancers broncho-pulmonaires. Ces cancers sont provoqués principalement par les dérivés de la combustion du tabac, plus rarement par d’autres cancérogènes inhalés, en particulier par l’amiante. La proportion de cancers broncho-pulmonaires attribuables à ce dernier peut être estimée entre 6 et 12%. Il est difficile dans de telles conditions d’utiliser le principe de la présomption d’origine, en particulier si la preuve se réduit à la reconnaissance d’un métier exposé comme je le propose pour le mésothéliome. Limiter la reconnaissance de l’origine professionnelle aux non-fumeurs ne serait pas juste, car on peut développer un cancer broncho-pulmonaire attribuable à l’amiante en étant fumeur, on sait même que les deux cancérogènes n’additionnent pas leur action propre mais la multiplient. Il faut nécessairement sortir du cadre de la présomption pour traiter avec équité une tel problème et accepter une expertise utilisant des critères objectifs. La législation a préparé la solution de ce type de situation en créant les comités régionaux des maladies professionnelles pour traiter les cas particuliers. Le seul critère indiscutable est la mise en évidence d’un taux élevé de fibres d’amiante ou de corps asbestosiques dans le tissu pulmonaire en dehors de la tumeur. Cette méthode est utilisée dans plusieurs pays, en particulier au Canada. Une telle disposition implique un prélèvement tissulaire qui ne peut être envisagé en dehors d’un acte chirurgical thérapeutique ou d’une autopsie. La biopsie comporte en effet des risques qui, même s’ils sont minimes, ne permettent pas de l’imposer pour prouver l’exposition à l’amiante. En pratique si la tumeur relève de l’intervention chirurgicale dans un but thérapeutique, il est possible de faire le prélèvement sur la pièce opératoire, l’exérèse étant une lobectomie ou une pneumonectomie qui comporte du tissu pulmonaire péritumoral. Si l’état du malade ou l’extension de la tumeur ne permettent pas une intervention chirurgicale, le prélèvement ne peut être fait qu’après la mort lors d’une autopsie, ce qui protège les intérêts des ayants droit sans imposer un acte biopsique agressif à un malade en fin de vie. La mise en œuvre d’une recherche systématique de la présence de fibres d’amiante sur toute pièce d’exérèse d’un cancer primitif broncho-pulmonaire doit être une méthode facilitant la reconnaissance du rôle de l’amiante dans la survenue de la tumeur. Nous reviendrons sur ce point dans la proposition consacrée à la gestion épidémiologique des cancers respiratoires.

Pour résumer cette partie très importante dans la prise en compte du risque professionnel lié à l’amiante, les solutions les plus justes me semblent être :

  • pour les mésothéliomes une reconnaissance de l’origine professionnelle si la personne a exercé un métier exposé, dont la liste serait établie dans un texte réglementaire, comme c’est le cas en Grande-Bretagne,
  • pour les cancers pulmonaires, une reconnaissance de l’origine professionnelle si les conditions fixées par le tableau 30bis sont satisfaites, ou si l'exercice d'un métier exposé est associé à la présence significative d’amiante dans le tissu pulmonaire. En l’absence d’un tel prélèvement, le seul recours est d’utiliser les possibilités offertes par le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles.

Le problème posé par les délais d’instruction des dossiers

La pathologie cancéreuse induite par l’amiante n’appartient pas au groupe des cancers qui guérissent fréquemment. Un cancer cutané professionnel peut avoir 9 chances sur dix de guérir définitivement, un cancer de la vessie une chance sur deux. A l’opposé les mésothéliomes sont des tumeurs habituellement diffuses de la plèvre qui ne permettent pas d’interventions chirurgicales et les résultats de la chimiothérapie sont encore limités. Les cancers broncho-pulmonaires sont également de mauvais pronostic, la fraction qui survivra après quelques années est réduite. Dans ces conditions, l’instruction d’une demande de reconnaissance de l’origine professionnelle est une course d’obstacles dépourvue d’humanité dans laquelle le demandeur va épuiser ses forces pendant les derniers mois de sa vie. Pour éviter une reconnaissance automatique de l’origine professionnelle dans un délai de deux mois si elle ne se manifeste pas, la caisse de sécurité sociale va presque systématiquement avoir recours à une contestation de l’origine professionnelle, ce qui est bien entendu ressenti comme une injustice par le demandeur. La suite est une longue période d’enquête compliquée par les dispositions spécifiques de reconnaissances des maladies provoquées par un empoussièrement (pneumoconioses). Il faut à la fois réduire les délais d’instruction et les spécificités inutiles dans la reconnaissance des pneumoconioses. Le premier point peut être amélioré dans le cas des mésothéliomes par la mesure proposée ci-dessus. Si les exigences de l’enquête sont diminuées, il sera plus facile de la conduire dans des délais acceptables. Cette disposition n’est cependant pas suffisante, il faut lui associer une limite dans le temps. Si le premier délai à courir, qui pourrait être le délai actuel de deux mois, ou un délai de trois mois, s’achève sans que la décision de la caisse soit prise, une prolongation ne pourrait intervenir que si une cause motivée explique l’absence de décision. Cette cause devrait être notifiée explicitement au salarié, la notification précisant qui a la responsabilité de ce retard. Il faut en effet éviter qu’une des parties puisse tirer bénéfice d’une entrave à l’application des textes, en particulier par une insuffisance des renseignements fournis pour permettre l’enquête sur le passé professionnel. Faute de ces précisions, la reconnaissance du caractère professionnel de la maladie interviendrait comme en l’absence de réponse. Dans le cas du cancer broncho-pulmonaire, ces dispositions pourraient s’appliquer facilement si les deux conditions envisagées ci-dessus sont réunies. Si la preuve de la présence d’amiante dans les tissus pulmonaires ne peut être apportée, faute de prélèvement, c’est la décision du comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles qui devrait intervenir dans un délai limité.

Le problème posé par le régime spécial des pneumoconioses.

Un court article de loi dans le code de la sécurité sociale (L.461-7) permet d’appliquer des dispositions réglementaires particulières pour l’indemnisation de certaines maladies professionnelles. Cette possibilité a été appliquée aux pneumoconioses dans un contexte particulier qui était celui de la silicose, maladie fréquente chez les mineurs au moment où ces particularismes ont été créés. Il y avait certes des difficultés de reconnaissance de la maladie à une époque où le scanner n’existait pas et où l’exploration fonctionnelle respiratoire était balbutiante. Malgré ces difficultés le dispositif mis en place était surtout un filtre restrictif destiné à éviter une charge financière élevée à l’industrie minière. L’appliquer en 1998 à la pathologie principalement tumorale induite par l’amiante est dépourvu de sens. Il faut supprimer cette course d’obstacles contraire à l’équité et les restrictions de compensations financières qui lui sont associées. Ce serait en outre faire œuvre de simplification administrative à un moment où l’excès de textes et de dispositions particulières est un facteur d’inefficacité de notre droit. Je propose que les articles du code de la sécurité sociale, créant pour les pneumoconioses un régime restrictif par rapport au droit commun des AT-MP soient supprimés. Cette simplification ne résout pas pour autant le problème critique de l’expertise. Elle doit être modifiée dans des proportions limitées mais importantes quant à la qualité des décisions prises. Si le médecin traitant et celui de la sécurité sociale sont d’accord sur le premier expert et ses décisions, le système a fonctionné normalement et il faut conserver inchangé ce premier niveau d’expertise. Quand un litige persiste, l’appel prévoit le recours à un second praticien désigné sur une liste d’experts auprès des cours d’appel. C’est à ce niveau que nous pouvons améliorer le système. L’évolution des connaissances et des compétences est rapide dans le domaine médical. Je ne crois pas que le système actuel de désignation des experts auprès des tribunaux, et surtout d'absence fréquente de radiation de ces experts quand l’âge et l’éloignement de la formation les décalent par rapport aux pratiques du moment, les place dans une situation optimale pour arbitrer des conflits difficiles. Il serait souhaitable d’adopter un mode de désignation plus adapté de ceux qui joueraient ce rôle d’arbitre et je fais une proposition dans ce sens pour fixer les modalités d’agrément de ces experts.

Tenir compte des insuffisances de la prévention des maladies induites par l’amiante, qu’elles soient liées à des erreurs, à des négligences ou à des fautes pour :

  • compenser la réduction de l’espérance de vie des travailleurs les plus exposés,
  • permettre une nouvelle étude des dossiers de salariés qui n’ont pas bénéficié d’une reconnaissance " normale " du caractère professionnel des dommages qu’ils ont subi du fait de l’amiante.

Si l’importance des maladies professionnelles liées à l’amiante a été provoquée dans un premier temps par l’insuffisance de la connaissance des niveaux d’exposition aux fibres capables de provoquer une asbestose et dans un second temps par la sous estimation du risque de cancer liée en partie aux délais nécessaires pour provoquer des tumeurs, personne ne peut nier que les insuffisances de la prévention ont également été favorisées par des erreurs d’appréciation, des négligences, voire des fautes. Peut-on actuellement faire le point sur la part de ces facteurs, en tirer des conclusions et faire des propositions concernant les compensations à accorder aux victimes ? Je ne suis pas un juge, je ne dispose pas des moyens d’investigation me permettant de clore un dossier aussi complexe. D’autre part je ne peux me substituer aux victimes dans le choix de la meilleure solution pour leur rendre justice. Pour justifier cette attitude qui n’est pas la plus confortable, je voudrais préciser plusieurs aspects de ce problème. J’expliquerai ensuite ce que je crois avoir compris des facteurs qui nous ont conduits à la situation actuelle, compte tenu de mon information qui est en évolution constante. Cette démarche fait partie du travail qui m’est demandé pour deux raisons :

  • Il est impossible d’améliorer un système décisionnel si l’on n’a pas analysé les mécanismes de ses défaillances.
  • Si l’on souhaite que les dispositions qui vont être appliquées dans l’avenir, et qui faciliteront la reconnaissance des maladies professionnelles provoquées par l’amiante, puissent bénéficier à ceux dont les maladies n’ont pas été reconnues dans le passé, il faut une procédure spéciale. Il est nécessaire de la justifier en indiquant les dysfonctionnements les plus indiscutables.

Les questions les plus importantes pour faire évoluer la réflexion sur ce sujet sont à mes yeux les suivantes :

  • Quand peut-on estimer que le risque de développer une asbestose en fonction de la concentration en fibres d’amiante et de la durée d’exposition a été identifié avec une précision suffisante pour assurer une prévention efficace ?
  • A quel moment le risque de développer des cancers pleuraux ou pulmonaires, qualitativement ou en fonction de l’exposition, a-t-il été identifié avec une précision permettant d’assurer la prévention ?
  • Les recherches permettant de développer ces connaissances, en particulier dans le domaine épidémiologique, ont-elles été promues suffisamment tôt et avec des moyens appropriés ?
  • Compte tenu de l’état des connaissances épidémiologiques sur le risque lié à l’amiante, peut-on dire que le système de reconnaissance et d’indemnisation des maladies professionnelles a fonctionné correctement ?

Sans développer chacun de ces points qui appellent des commentaires très argumentés, il faut accepter les faits suivants :

  • Dès le début du siècle et les premiers développements de l'usage industriel de l'amiante, le risque d'asbestose a été identifié (en France par Auribault en 1906). Il est à mes yeux évident que les moyens de la prévention qui sont relativement simples ont été constamment sous-développés depuis. Lutter contre l'empoussièrement a un coût mais c'est techniquement réalisable avec des méthodes qui étaient disponibles il y a cinquante ans, au moment où de nombreuses victimes actuelles de l'amiante débutaient leur exposition à des niveaux d'empoussièrement dangereux, souvent dès l’âge de quatorze ans.
  • Le risque de développer un cancer, en particulier pleural, est bien identifié depuis une quarantaine d'années (Doll en 1955 pour le cancer broncho-pulmonaire, Wagner en 1960 pour le mésothéliome), en France les écrits de Turiaf (1965) n'ont pas été des textes à diffusion réduite, les revues où ils les publiaient étaient les plus diffusées de la presse médicale.
  • Malgré ces connaissances indiscutables, le développement des importations d'amiante croissait régulièrement, le produit était commercialisé sous de multiples formes, en particulier de faible densité libérant facilement des fibres sous l’influence de contraintes mécaniques minimes ou par simple vieillissement des substances tentant d'assurer la cohésion de fibres d'amiante.
     
  • Bien que l’épidémiologie des dommages sanitaires provoqués par l’amiante ait été continuellement sous développée dans notre pays - il faut rappeler que les registres des mésothéliomes et des asbestoses que nous étions tenus de tenir depuis la directive communautaire de 1983 n’ont jamais existé – nous disposions cependant d'études relativement représentatives sur l’incidence des mésothéliomes et leur origine professionnelle. Ces données disponibles n’ont jamais provoqué une adaptation de la prise en charge de ces tumeurs au titre des maladies professionnelles alors que l’insuffisance de leur reconnaissance était patente.

Il est donc possible d'affirmer l'existence d'un risque sanitaire bien identifié et l'absence de prise en compte de ce risque à son juste niveau par les producteurs, par ceux qui avaient pour mission d'assurer la sécurité sanitaire des ouvriers (employeurs, médecins du travail) et finalement par l'Etat qui fixe les règles destinées à assurer cette sécurité et qui ne manifestera un début d’efficacité qu'à partir de 1977 (décret du 17 août fixant des niveaux limites d'empoussièrement en milieu de travail). A cette absence de maîtrise suffisante du risque s’est ajoutée l’injustice de l’insuffisance de la reconnaissance de l’origine professionnelle des dommages de santé provoqués.

A ce stade d'une évaluation des responsabilités, nous sommes au point le plus difficile de l'appréciation d'un tel dossier. Sommes-nous capables de faire la part de l'insuffisance des connaissances quantitatives, de l'insuffisance de l’action de ceux qui avaient la responsabilité d'attirer l'attention des pouvoirs publics, voire le mépris culturel d'une forme de risque qui n’a pas intéressé les décideurs ? Les trois facteurs se sont associés et cette situation est habituelle dans de telles problématiques. Chacun accentuera l'importance de l'explication qui l'exonère de ses responsabilités. Le décideur dira qu'il n'a pas été averti par les spécialistes, les scientifiques indiqueront toutes les références des textes qui ont été publiés, les industriels diront qu'ils appliquaient les règlements en cours. La situation est identique quand un constructeur automobile vend un véhicule dont la vitesse maximale est sans commune mesure avec la vitesse la plus élevée autorisée dans notre pays. Il s’agit d’un risque évitable dont les conséquences sont décrites avec précision par les assureurs et les accidentologistes. Ce type de problème n’est bien entendu pas limité à la France, tous les pays qui développent ou utilisent des techniques nouvelles sont confrontés à de telles situations et les solutions se prendront de plus en plus à des niveaux supra-nationaux (UE, OMC etc.). Il faut également avoir à l’esprit l’évolution des exigences des individus et finalement de la société face aux risques évitables. La situation en 1998 n’est pas celle de 1960 ni de 1980. Nous voyons apparaître des législations sur des risques qui étaient acceptés très passivement dans le passé. Il ne faut pas non plus oublier, dans la relation entre experts et décideurs, les problèmes posés par les moyens dont disposent ces derniers pour utiliser les connaissances des premiers. J'ai développé ces aspects dans un texte particulier (pourquoi un site > l'expertise en santé publique). Une évolution très nette s'est produite depuis quelques années, en particulier avec le recours aux expertises collectives de l'INSERM, mais également avec le développement des autres formes de rapports d'experts. Il sera particulièrement important de définir au cours des prochaines années, dans le cadre des remaniements des structures de veille sanitaire ou de gestion de la sécurité sanitaire, les méthodes les plus aptes à nous faire naviguer entre le principe de précaution, les risques potentiels et les risques prouvés, avec toutes les difficultés liées aux incertitudes de la quantification.

Dans le domaine des risques liés à l'amiante, les éléments objectifs dont nous disposons permettent de dire qu'il y a eu une insuffisance des interventions des différents types de responsables. Ils pouvaient faire plus, mieux et plus tôt. Il peut paraître facile de dire cela après coup, quand le drame est sous nos yeux, mais les faits sont suffisamment précis pour dire qu'il ne s'agit pas de malchance et de choix de mauvaises hypothèses, qui sont des formes d'atténuation des responsabilités. Le risque lié à l'amiante a été mal géré dans notre pays, spécialement entre 1960 et 1977, tant dans la diffusion de techniques dangereuses (flocages, calorifugeages, développement des produits de faible densité), que par l'insuffisance du développement des méthodes de prévention. Pour achever le sentiment profond de l’injustice créée par cette situation, les victimes n’ont pas été reconnues et donc indemnisées comme elles auraient dû l’être.

Une telle situation justifie une réparation spécifique des dommages subis par les victimes, assumée par les entreprises concernées et par la collectivité. Cette réparation ne doit pas apparaître comme un moyen d'acheter le silence et d'arrêter les plaintes en cours, elle ne doit pas être soumise à des renoncements d'agir par la voie pénale si certaines victimes souhaitent utiliser cette voie. Je propose qu'elle prenne deux formes :

  • Une cessation d'activité avant 60 ans pour les personnes qui ont travaillé dans les industries les plus exposées (tissages d'amiante, industrie des produits de friction, fabrication de l'amiante ciment, pratique exclusive du flocage et du calorifugeage avec de l'amiante). Ce groupe est composé d'un nombre limité de personnes, qui sont fréquemment à un âge proche de la retraite car ces industries ont peu recruté au cours des vingt dernières années. Elles ont plutôt licencié, ce qui place les personnes qui ont perdu leur emploi dans des situations difficiles, la connaissance de leur ancien employeur dissuadant un employeur potentiel de les recruter, par crainte du développement d'une pathologie professionnelle grave. L'accroissement du risque pour ces personnes de développer des maladies invalidantes ou mortelles est maintenant bien documenté (évaluation > sociétés > risque vital), il est sans commune mesure avec le risque ou la pénibilité des emplois qui ont justifié des avantages dans l'accès à la retraite d'autres professions. Une équité élémentaire nous impose de régler ce problème rapidement, sans laisser ce groupe dans une situation d'attente où l'on semble prêter attention à leur demande, sans jamais passer à l'acte. Les salariés qui ont une maladie reconnue comme d’origine professionnelle et attribuée à l’amiante doivent également bénéficier de cette cessation anticipée d’activité.
  • Créer par voie législative la possibilité de réétudier les dossiers des personnes qui n’ont pu bénéficier d’une application normale des procédures de reconnaissance des maladies professionnelles. Je propose d’améliorer de façon prospective les possibilités de reconnaissance d’une pathologie liée à l’amiante. La survenue d’un mésothéliome chez des salariés qui ont exercé un métier exposant à l’amiante doit entraîner cette reconnaissance dans le cadre de la procédure définie dans les développements qui précèdent. Qui est d’ailleurs dans l’esprit de la présomption d’origine qui gouverne la législation sur les maladies professionnelles. Quand des dommages corporels graves ont été provoqués par des comportements incluant des erreurs et des fautes des responsables de la prévention, quand leurs conséquences ont été aggravées par une application insuffisante des systèmes de réparation, il convient de revenir sur ce passé sans se contenter d’assurer une amélioration de la situation dans l’avenir.

Ceux qui vont s'élever contre une telle proposition doivent réfléchir à leurs références. Si nous acceptons que la collectivité paie le prix des erreurs et des fautes des responsables du Crédit Lyonnais ou de leur tutelle à un niveau dépassant la centaine de milliards, est-ce pour assurer la justice ? est-ce pour maintenir la confiance dans un système bancaire ? Ces motivations sont-elles plus importantes que la volonté de compenser des insuffisances dont la première conséquence est une atteinte à l'intégrité physique des individus et non à des valeurs financières ? Il y a de bonnes raisons de simplifier très fortement la procédure imposée aux victimes de l’amiante, qui s'apparente à une course d’obstacles. Il ne s’agit pas d’acheter un silence et un renoncement aux actions judiciaires, mais de reconnaître que quand la solidarité a été défaillante dans la protection d’un groupe, elle doit être au moins capable d’assurer sans difficulté excessive la réparation du dommage provoqué. Cette mesure me paraît indispensable puisque les délais écoulés ne permettent plus aux victimes - et surtout à leurs ayants droit car il s’agit de pathologies tumorales rapidement mortelles - d’avoir recours aux procédures facilitées de reconnaissance d’une maladie professionnelle liée à l’amiante que je propose. Cette mesure doit également concerner les salariés dont le statut particulier contient des anomalies choquantes que je propose de modifier. Si cette modification intervient elle doit s’appliquer rétroactivement. Quand un fonctionnaire se voit reconnaître l’origine professionnelle d’un mésothéliome et que les avantages liés à cette reconnaissance disparaissent après sa retraite et que ses ayants droit n’en bénéficient pas, nous échappons à toute rationalité et il faut revenir sur ces faits.

9. Autres problèmes

Je n’ai pas voulu placer dans la partie initiale de ce rapport les nombreux problèmes ponctuels, ou à l'opposé très généraux, qui doivent être résolus pour que la situation puisse être considérée comme satisfaisante dans une optique de santé publique. L’expérience de rapports contenant de trop nombreuses propositions m’ont appris le risque de placer sur le même plan l’ensemble des problèmes à traiter et j’ai préféré isoler les quatre points qui détermineront à mon avis la qualité de la gestion du risque lié à l’amiante. En l’absence de solution satisfaisante à ces quatre problèmes majeurs, je ne crois pas que les réponses qui pourraient être apportées aux questions annexes permettraient d’atteindre une situation acceptable. Le rapport de l’office parlementaire des choix scientifiques et technologiques a envisagé de nombreux points particuliers qui devront être traités sur le court ou le long terme par la cellule de gestion dont je propose la création. Certains d’entre eux sont abordés dans des fiches de proposition spécifiques qui sont annexées à ce rapport ou dans des propositions qui m’ont été adressées et qui sont publiées sur le site internet du ministère. Elles concernent :

  • les problèmes d’environnement,
  • le contrôle du risque lié aux fibres de remplacement,
  • l’information concrète du public sur le risque lié à l’amiante,
  • l'organisation de notre système de médecine du travail,
  • la surveillance des personnes exposées, souvent considérée à tort comme une méthode de prévention,
  • l’amélioration des connaissances épidémiologiques.

Conclusions

Considérations générales

Les problèmes de santé publique ne se résument pas à un ensemble de questions posées à des spécialistes qui expriment des connaissances imposant des comportements. De même que la médecine de soins n’est plus seulement un problème de médecins, mais aussi de financement du système, ou d’évaluation du service rendu qui n’est pas appréciable uniquement en espérance de vie, la médecine de prévention et la gestion de la sécurité sanitaire dépendent de choix politiques.

La difficulté majeure est de conserver la cohérence d'un système de prévention du risque dans une société qui accroît le nombre des situations à risque. Le développement de l’industrie chimique qui multiplie les produits nouveaux auxquels l’organisme vivant n’a jamais été confronté, les risques physiques lié aux radiations ionisantes, aux traumatismes, les risques infectieux amplifiés par la facilitation des transports ou les " innovations " alimentaires des industriels de la viande, créent un paysage du risque en évolution permanente. Il associe paradoxalement une espérance de vie qui n’a jamais été aussi élevée et un nombre croissant de morts liées à des actions humaines qui se révèlent, parfois tardivement, des erreurs.

Il est difficile de corriger rapidement ces erreurs car elles se produisent dans un système associant des conditionnements routiniers, des intérêts économiques et souvent des avantages individuels indiscutables. Il faut savoir alors " gérer " le risque et analyser avec objectivité et sérénité les données disponibles. Les décisions doivent être nécessairement prises par les responsables politiques, ce qui ne supprime pas la responsabilité des experts. La qualité du système décisionnel dépendra de la qualité de la relation entre ceux qui instruisent et ceux qui décident. Si les premiers n’ont pas les moyens permettant d’évaluer la situation et les seconds une cohérence dans leur système de référence décisionnel, nous vivrons dans toute leur ampleur les drames du risque identifié mais négligé comme celui de l’amiante.

Organiser la gestion du risque, identifier clairement les situations dangereuses, protéger les intervenants sur le produit potentiellement pathogène, reconnaître les droits des victimes quand la protection a été mal assurée, informer la population de ce que l’on sait, sont des impératifs qui s'imposent aux responsables politiques. J’ai abordé le problème de l’amiante avec ces règles simples qui sont celles que l’on peut appliquer à de nombreuses situations. Des structures se mettent en place pour tenter d’améliorer l’identification et la gestion de risques nouveaux.

Les résultats dépendront étroitement de l’adaptation des moyens et des méthodes aux objectifs visés. Il n’y a pas de proportionnalité entre l’importance des enjeux financiers d’un problème de santé publique et les moyens mis en œuvre pour le gérer. Nous connaissons des décisions engageant des dizaines de milliards qui relèvent d’un choix n’exigeant pas une instruction et un suivi coûteux. Gérer le risque lié à l’amiante relève d’une autre problématique, elle impose le développement d’un outil qui n’est pas actuellement achevé. Un décideur qui ne dispose pas d'une évaluation de l’efficacité de ses décisions sur le terrain s’expose à être un mauvais gestionnaire.

Les décisions de ceux qui ont en charge la sécurité sanitaire seront de plus en plus rarement le produit de choix simples, binaires, fondés sur des principes. Reconnaître l’importance du principe de précaution n’est pas suffisant pour faire un choix. C’est la qualité des systèmes d’observation et d’évaluation qui assurera celle des décisions. Ces dernières rechercheront un compromis socialement acceptable entre des intérêts opposés. Les erreurs sont inévitables dans un domaine aussi complexe, elles seront acceptées si ceux qui les ont commises avaient mis en place les meilleurs systèmes d’observations possibles et assuré la diffusion des informations qu’ils possédaient. A l’opposé la décision, improvisée par manque de connaissance et qui s’avérera désastreuse, sera considérée comme une faute si les responsables n’avaient pas mis en place le recueil des données utiles et leur diffusion. Nous avons à développer un ensemble de méthodes d’identification et de quantification des risques, avec en aval des mesures adaptées et évaluées. L’amiante relève toujours de cette démarche, en la développant nous assurerons notre aptitude à traiter d’autres problèmes du même type qui ne manqueront pas d’apparaître dans les décennies à venir. Nous sommes trop confiants dans l’innovation et dans le développement et l’usage extensifs de méthodes ou de produits mal connus pour ne pas nous faire piéger à nouveau.

Principales conclusions pratiques

  • Le ministre ayant en charge la sécurité sanitaire doit disposer de l’outil d’évaluation qui lui permettra de connaître à tout moment la situation réelle du risque lié à l’amiante et d’infléchir son évolution. Il n’a pas aujourd’hui la totalité des moyens d’une telle action.
bulletLa réglementation actuelle concernant l’identification de l’amiante dans les bâtiments est dans l’ensemble de bonne qualité. Elle doit être complétée par un système de déclaration obligatoire des résultats permettant d’effectuer les contrôles à un niveau décentralisé quand des travaux sont nécessaires. Il faut prévoir un diagnostic complet de la présence d’amiante en cas de destruction ou de réhabilitation.
bulletLes services de l’Etat doivent avoir les moyens de ces missions. La gestion d’un tel problème est un travail de grande ampleur qui impose des actions d’évaluation et de contrôle au niveau de chaque département. Sans moyens adaptés, nous continuerons d’agir sur un plan purement théorique en nous reposant sur le sens des responsabilités des propriétaires et nous ne garantirons pas le respect de la réglementation.
bulletIl faut porter toute notre attention sur le groupe actuellement le plus exposé au risque, constitué de travailleurs intervenant sur des bâtiments contenant de l’amiante. En simplifiant, ces personnes sont exposées à un risque qui est environ cinquante fois plus faible que celui auquel étaient exposés dans le passé ceux qui manufacturaient l’amiante (fibro-ciment, matériaux de friction, tissages), mais elles sont près de cent fois plus nombreuses (tous les métiers du bâtiment, les personnels de maintenance, en pratique tous ceux qui interviennent sur des bâtiments contenant de l’amiante. Ces personnels doivent être mieux formés et informés, les conditions de leur protection doivent être améliorées.
bulletLes conditions de la reconnaissance des maladies professionnelles liées à l’amiante doivent être simplifiées. Certaines mesures ne doivent pas se limiter aux maladies provoquées par l’amiante (suppression des dispositions spécifiques des pneumoconioses, réduction des délais pour la reconnaissance des maladies professionnelles).