DÉFINITION
DES DÉLITS NON INTENTIONNELS
Discussion des conclusions
du rapport d'une commission
M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion des conclusions du
rapport (n° 117, 1999-2000) de M. Pierre Fauchon, fait au nom de la commission
des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du
règlement et d'administration générale sur sa proposition de loi (n° 9
rectifié, 1999-2000) tendant à préciser la définition des délits non
intentionnels.
Dans la discussion générale, la parole est à M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles,
de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration
générale. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collèges,
on peut lire dans un ouvrage qui est un classique pour tous ceux d'entre nous
qui ont fait des études de droit - je veux parler du Traité théorique et
pratique de la responsabilité civile, des frères Mazeaud - l'observation
suivante, que je place en exergue de nos débats : « Du moment qu'il est
question de peine, » - de pénalité, donc - « partant de souffrance, on
comprend que la société ne demande compte de leurs actions qu'à ceux qui ont
agi méchamment, que, par suite, il faille, pour déclarer quelqu'un responsable
pénalement, analyser son état d'âme. »
C'est à cet exercice que vous convie la proposition de loi que j'ai l'honneur
de vous présenter au nom de la commission des lois, et ce grâce à l'impulsion
du président de notre assemblée, qui a souhaité son inscription à l'ordre du
jour, dans une ligne d'action annoncée par lui dès le début de son mandat et
constamment affirmée depuis lors.
M. le président. Merci, monsieur le rapporteur !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Le point de départ de cet exercice, c'est
évidemment la situation incompréhensible dans laquelle se trouvent plongés
certains hommes ou certaines femmes à qui l'on fait reproche d'être
responsables d'un accident, non pas seulement parce qu'ils l'ont directement
provoqué, mais parce qu'un comportement actif ou passif de leur part, même
n'ayant qu'une relation indirecte ou lointaine avec l'accident, aurait pu
éviter que celui-ci ne se produise.
Des élus locaux, des responsables d'organismes divers, tels des hôpitaux, des
entreprises, des collèges, des responsables d'associations organisant des
activités sportives, etc., sont ainsi mis en examen, traduits en justice,
jetés au banc des accusés côte à côte avec des délinquants de droit
commun, et quelquefois condamnés pour des dommages dont ils ignoraient en toute
bonne foi l'éventualité, plus encore la probabilité, et qu'ils étaient
absolument incapables d'empêcher.
Comme il n'y a guère d'accident dont on puisse dire qu'il ne se serait pas
produit sans quelque circonstance antérieure, si lointaine fût-elle, et comme
la moindre, la plus subtile de ces circonstances suffit, selon la jurisprudence,
à constituer la faute pénale d'imprudence, toute non intentionnelle qu'elle
soit, le champ de la responsabilité pénale a fini par s'étendre au-delà - je
crois pouvoir le dire - de ce que le bon sens élémentaire considère comme
raisonnable et équitable. Et ceux qui ont entendu, ce matin, sur une radio
périphérique, le témoignage d'un maire ne seront pas étonnés de mon propos.
Il faut rappeler constamment le principe fondamental du droit pénal selon
lequel « il n'y a pas de crime ou de délit sans la volonté de le commettre
». Et n'est-il pas de règle que l'exception faite à ce principe pour certains
cas d'imprudence ou de négligence ne puisse être interprétée que d'une
manière restrictive ?
Les exemples abondent à cet égard. On en citera sans doute tout à l'heure
quelques-uns, mais le temps me manque pour le faire maintenant, et je préfère,
pour l'instant, m'en tenir à l'aspect technique du problème. Le nombre de ces
exemples importe d'ailleurs peu, dès lors que ce qui est en cause est non pas
la fréquence, mais le caractère juste ou injuste de ces condamnations ou de
ces mises en examen. Si elles ne sont pas justifiées, elles sont trop
nombreuses, et nous devons nous en préoccuper, suivant cette belle formule, que
j'emprunte à La Bruyère, selon laquelle la condamnation d'un innocent, d'un
non-coupable, est « l'affaire de tous les honnêtes gens ».
Pour remédier à de tels excès, il faut, dans une démarche qui, je le
reconnais, est nécessairement assez technique, en identifier la cause. Celle-ci
est simple, et nombre de juristes, dont certains ont été entendus la semaine
dernière par la commission, l'ont clairement identifiée : cette cause réside
dans la préoccupation, d'ailleurs bien compréhensible, de la jurisprudence
d'identifier un coupable pour rendre possible une réparation à une époque où
l'idée d'une responsabilité sans faute, d'une responsabilité pour risque
n'était pas admise.
Dès lors, on est allé jusqu'à qualifier de délit la moindre faute, ce qu'un
professeur de droit, M. Pirovano, a pu appeler des « poussières de faute »,
qui n'avaient pas avec le dommage la moindre des relations causales, afin de
condamner et d'asseoir sur cette condamnation l'obligation de réparation du
dommage.
C'est ainsi que, depuis un mémorable arrêt de 1912, la faute civile
d'imprudence et de négligence ne fait qu'un avec la faute pénale, le délit de
blessure ou d'homicide par imprudence. Cette assimilation, qui est au coeur de
notre démarche, n'est pas juste, et je crois qu'elle n'est plus nécessaire.
Tout d'abord, elle n'est pas juste, parce que ces deux fautes sont évidemment
différentes : la faute civile des articles 1382 et suivants du code civil
justifie l'obligation de réparer le dommage causé par elle, tandis que la
faute pénale justifie - et c'est une toute autre démarche - que la société
sévisse contre ceux de ses membres dont les fautes, même non intentionnelles,
portent atteinte aux valeurs qu'elle s'est données.
Il tombe sous le sens que, ces deux fautes ayant des finalités différentes,
elles devraient faire l'objet d'appréciations différentes : autant il paraît
équitable de faire en sorte que la moindre imprudence crée une obligation de
réparation et constitue donc une faute civile, autant il serait excessif de
voir dans la moindre imprudence une atteinte aux valeurs de la société
justifiant une réparation morale de ce qui deviendrait ainsi un délit.
Cette distinction, sur laquelle il faudra revenir, a été faite tout au long du
xixe siècle et au début du xxe siècle, jusqu'au jour où la Cour de cassation
s'est avisée de relever que les définitions de ces deux fautes, telles
qu'elles figuraient respectivement dans le code civil, d'une part, et dans le
code pénal, de l'autre, étaient si proches qu'il paraissait impossible de les
distinguer. C'est l'arrêt de 1912, auquel je viens de faire allusion, qui, à
l'époque, était inspiré par le souci de faciliter l'indemnisation de toutes
les victimes en un temps où cette indemnisation était liée à une
condamnation pénale.
Ensuite - seconde observation - l'assimilation de la faute pénale à la faute
civile a cessé d'être nécessaire puisque la victime peut maintenant obtenir
des réparations sur d'autres bases que le délit, grâce à une évolution
législative récente que je ne retracerai pas faute de temps et qui s'inspire
des analyses du professeur Tunc sur la notion de risque, évolution à laquelle
notre excellent collègue Robert Badinter a apporté, lorsqu'il était garde des
sceaux, un concours tout à fait déterminant grâce à deux ou trois textes que
tous les praticiens ont sans doute à l'esprit.
Il est donc devenu parfaitement possible d'établir une distinction entre la
faute civile, qui peut continuer à être constituée par la moindre imprudence
ou négligence,...
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Oui !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. ... et la faute pénale non
intentionnelle, qui suppose sinon la volonté de causer le dommage - elle
deviendrait alors intentionnelle - du moins la conscience de créer ou ne pas
éliminer le danger qui sera à l'origine du dommage.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Très bien !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Précisons immédiatement qu'il s'agit ici
- et ce point est tout à fait important - de la conscience réelle et
concrète, celle que l'on a eue de pouvoir causer un dommage, et non pas, comme
on le lit trop souvent dans les arrêts, de la conscience théorique, celle que
l'on aurait dû ou pu avoir de créer un dommage. On passe en effet son temps à
dire aux maires : « Vous auriez pu, vous auriez dû, et parce que vous pouvez
vous devez tout ! »
Cette conscience théorique, celle qu'on aurait pu ou qu'on aurait dû avoir,
est une conception qui ouvre la porte aux dérives que nous souhaitons
précisément endiguer.
Selon la formule de MM. Merle et Vitu : « Seule l'imprudence consciente
justifie la répression pénale ». Admettre le caractère fondamental et
novateur, par rapport à cette jurisprudence, de cette distinction, de cette
différenciation, c'est disjoindre enfin ces deux responsabilités et permettre
à chacune de suivre le cours jurisprudentiel qui lui est propre.
Me ferai-je mieux comprendre si je prends une comparaison pittoresque ? Ce que
je suggère de faire, c'est un peu ce que fait le héros du Tour du monde en
quatre-vingts jours de Jules Verne, lorsqu'il détache du train une
locomotive emportée par son élan afin de permettre à ce train de s'arrêter
à la station où les voyageurs trouveront refuge. Ainsi, ce que nous vous
demandons, c'est de détacher la locomotive de la responsabilité pénale du
train de la responsabilité civile.
A partir du moment où l'on voudra bien le faire et où l'on admettra que la
faute pénale d'imprudence suppose à tout le moins la conscience de cette
imprudence, une distinction s'imposera immédiatement - c'est la seconde étape
de notre démarche - pour l'application de ce principe, entre l'hypothèse où
le dommage est une conséquence directe, immédiate, nécessaire et donc le plus
souvent prévisible de l'imprudence et celle où il n'en est qu'une conséquence
indirecte, plus ou moins lointaine, plus ou moins probable, plus ou moins
prévisible. Or, vous le savez, on reproche assez souvent à des responsables
des actions qui auraient très bien pu ne pas se traduire, dix ou quinze ans
plus tard, par des dommages. Il a fallu en effet qu'interviennent entre-temps un
certain nombre de circonstances, et la relation entre la faute supposée et le
dommage est indirecte.
La distinction, selon moi - mais nous aurons à en débattre lorsque nous
examinerons les amendements présentés par M. Dreyfus-Schmidt - est tout à
fait importante, disons-le immédiatement, à cause des accidents de la
circulation. En effet, le premier cas - relation directe entre la faute et le
dommage - englobe la plupart des accidents de la circulation, et le caractère
conscient de l'imprudence est réputé inhérent à l'acte lui-même. Il nous
faut être pragmatique, dans notre démarche et ne pas seulement s'en tenir à
des analyses théoriques et, pour maintenir un niveau élevé de lutte contre le
fléau des accidents de la route, il est nécessaire de s'en tenir au système
actuel, dans lequel la moindre faute engage la responsabilité pénale. Dans le
second cas, au contraire, lorsque la causalité est indirecte, médiate,
incertaine et plus ou moins imprévisible, la condamnation pénale doit être
limitée aux cas dans lesquels le caractère conscient et volontaire de
l'imprudence - non pas, bien entendu, du dommage, mais de l'imprudence : on sait
à tout le moins qu'on commet une imprudence et on en est conscient - est
clairement démontré, c'est-à-dire dans le cas d'une faute caractérisée.
Comment définir cette faute, me direz-vous ? Certains, et non des moindres, ont
suggéré de s'en tenir au concept général de la faute lourde : selon eux, il
n'y aura, en cas de relation indirecte, de responsabilité que s'il y a une
faute lourde. Cette solution a été retenue par la commission Massot dans son
rapport, qui reprend - c'est d'ailleurs un encouragement pour nous - le
mécanisme de notre proposition de loi, élaborée plusieurs mois auparavant. La
divergence ne porte que sur un point : doit-on parler de faute lourde ou
apporter une définition plus précise ?
Votre rapporteur et la grande majorité de la commission des lois ont jugé
préférable une définition plus précise, en indiquant formellement que cette
faute est caractérisée par « la violation manifestement délibérée d'une
obligation particulière de sécurité ou de prudence ». Tous les termes ont
été pesés !
Cette rédaction a pour but de mieux éclairer la jurisprudence, d'éviter que
la gravité du dommage rejaillisse sur celle de la faute. Car, je le dis dès
maintenant, quand on demandera à un tribunal d'apprécier qu'une faute est
lourde, il considérera toujours que, si les dommages sont graves, la faute est
forcément lourde, que, dès lors que plusieurs personnes ont été tuées, cela
ne peut pas être une faute légère. Nous n'aurons alors, je le crains,
pratiquement rien changé à la jurisprudence actuelle. Evitons donc que la
gravité du dommage rejaillisse sur celle de la faute - ce qui est d'ailleurs de
règle en matière contractuelle - et soulignons l'exigence, s'agissant de la
délinquance non intentionnelle, d'au moins un élément d'intention : le
consentement conscient à une imprudence précisément identifiée.
Nous reprenons ainsi les travaux de notre commission, très bien conduits par
notre excellent collègue Charles Jolibois, que je salue au passage, lors de
l'institution, voilà quelques années, du délit de mise en danger
délibérée. Nous évitons aussi de créer un nouveau concept, ce qui, pour
l'application de la loi, est toujours préférable.
Tel est, pour l'essentiel, la démarche de notre commission. S'y ajoutent
diverses harmonisations textuelles et un certain redéploiement de la
responsabilité pénale des personnes morales, qui, peut-être - nous le verrons
au cours du débat -, posera problème : réduction de la distinction quelque
peu artificielle entre les compétences que l'on peut déléguer et celles que
l'on ne peut pas déléguer, exclusion, en revanche, de cette responsabilité
pour des circonstances faisant apparaître un manquement délibéré d'une
personne physique.
Nous reprenons ici une partie des conclusions de la commission Massot, dont
l'excellent travail mérite d'être salué. Nous y reviendrons dans le cours du
débat.
Sans doute s'élèvera-t-il des voix parmi nous - peut-être des plus
autorisées - pour regretter que cette proposition de loi ne soit pas plus
étendue, qu'en particulier elle n'aborde pas, ou pas assez directement, les
délits d'atteintes non intentionnelles à l'environnement, qui constituent
aussi un vaste champ de réflexion.
Je suis le premier conscient du fait qu'il restera beaucoup à faire, mais il
faut se souvenir qu'il s'agit ici d'une simple proposition de loi, qui ne
pouvait être que limitée pour des raisons techniques et pour des raisons
d'efficacité que chacun pourra comprendre.
Dois-je dire, pour conclure, que notre commission n'a en aucune façon méconnu
non pas l'intérêt des victimes - il n'est pas en cause ici - mais leur
légitime exigence que toute la clarté soit faite sur les circonstances d'un
accident, que les responsabilités réelles soient identifiées et, s'il y a
lieu, sanctionnées ? Nous avons d'ailleurs entendu la semaine dernière des
représentants des victimes.
Le présent texte n'a certainement pas pour objet d'entraver les investigations
judiciaires, comme l'a prétendu par erreur le journal L'Express,
puisque, bien au contraire, il les rend encore plus nécessaires ; il tend
seulement à ce que la justice pénale reste juste, ce qui exclut tout
automatisme aveugle. On ne saurait compenser l'injustice du sort par l'injustice
des hommes !
Tels sont, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, les circonstances,
les motifs et l'économie de la proposition de loi que la commission des lois a
l'honneur de vous présenter. (Applaudissements sur les travées de l'Union
centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants. - M. Mauroy applaudit
également.) |